Romans


Jean-Pierre Thibaudat

Lilou nuage


1981
144 pages
ISBN : 9782707305879
5.10 €


L'enfant parle des morceaux de langue, comme dit le boucher. D'une époque où, pour nommer les choses, on les montrait parfois du doigt, de lieux reculés (petit bois, serre, préau, chambre), du lait de monsieur Mendès-France et du concours des maisons du Parisien libéré. Il voit, il entend. Il capte. Des mots d'emprunt.
L'enfant raconte. Pipo et Mila, le petit bourg avec ses vieilles, son fils mort en Algérie, son monument que vient fleurir celui que Paulo, Perrin, le narrateur et toute la bande appellent le vieux. Il raconte ce qu'on lui raconte. Les bordels de Port-Saïd, les bleus du désert, l'embuscade. Il lit les aventures de Robin des bois. Il va au National, un cinéma d'aventures. Il aime ça, le cinéma.
Entre ce qu'il voit et ce qu'il entend, l'enfant glisse sa langue. Dans l'entre-deux, hiatus acidulé. Le récit s'ébruite à ses lèvres, roman des sources. Comme toute naissance, son langage est une violence. Mine de rien. Un cri du dedans et toute la mer à boire. Une danse. D'un pied de l'autre, d'un pied de l'autre... Comme Frémont ivre et mélomane entre la vie et la mort, comme Lilou-nuage entre ciel et terre. Équilibre fragile ou feint. Car bien sûr l'enfant joue. Parle dans sa tête ronde et anguleuse, légère et gonflée de signes comme une boule de papier.
Arrive toujours le temps des grandes vacances. Vers la fin. Lorsque la mort met les bouchées doubles. Lorsqu'une voix cernée, épuisée, se meurt.
Une main donc creuse. La vieille histoire, les mêmes batailles. La main de l'enfant, la mienne. “ Le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec les autres, me dépasse ”, écrivait celle de Michel Leiris. Ça n'en finit pas.
Elle m'a dit Comment tu t'appelles moi c'est Lilou, et toi ? Moi c'est Robin. On jouait au chien, au nom. On jouait tout le temps.

Jean-Michel Maulpoix (La Quinzaine littéraire, 1er octobre 1981)

Une petite fille qui voulait marcher dans le ciel
 
 Un enfant parle. Il dit le monde qui est le sien : le petit bourg, les gens, leurs voix, au temps des chansons de Luis Mariano, de la quat'chevaux, des timbres de Jacqueline Caurat et du lait de Mendès-France. Le perçu et l'imaginé, le vécu et le raconté, la voix des autres mêlée à la sienne, forment la pâte lumineusement imaginaire de ce gâteau naïf.
Il y a au pays un vieux bonhomme tout décoré qui partage sa vie entre sa cahute malodorante et le monument aux morts. Il a guerroyé partout, même en Indochine. Il raconte sans arrêt. L'enfant prend sa voix dans la sienne. Il parle pour deux, pour dix, pour tous. Son propre vécu héroï-comique est entrecoupé par les récits extravagants du vieux, tout aussi rigolo, mais pitoyable, dans son héroïsme stéréotypé d'ancien combattant navré. L'enfant, comme le vieux, surenchérit. Il se délecte de l'horreur et de la scatologie. La pisse, la merde, la biroute coupée du vieillard, toutes sortes de saloperies qui sont comme l'exagération même de la vie, voilà l'une des extrémités contre lesquelles sa voix se brise…
À l'autre bout, il y a Lilou-nuage. C'est le nom de squaw qu'une petite fille qui voulait marcher dans le ciel s'est donné. Quand elle faisait de la balançoire, elle essayait d'aller toujours plus haut et rêvait du jour où la corde casserait et où elle s'envolerait. Elle disait aussi qu'elle “ voyagerait de ville en ville sur les fils du téléphone ”, et que les avions viendraient faire la ronde autour d'elle. “ Elle voulait vivre dans le ciel, elle deviendrait danseuse de corde ou rien du tout. ”
L'enfant raconte pour elle, et peut-être à cause d'elle. Lilou-nuage exprime le rêve d'une autre existence, ni épaisse, ni pesante, ni grossièrement grasse, mais douce, comme roulée dans l'herbe et toujours naissante, hésitant à se compromettre en subsistant. Lilou est la conscience transparente de l'enfant. La source de sa voix devenue chant autour d'elle. Le fil sur lequel Lilou rêve de traverser le ciel est la langue même.
Un roman est d’abord une langue. Lorsqu'il est celui d’un enfant – et peut-être parce que les enfants n'écrivent pas –, c'est une langue en morceaux. Des fragments d'images et de voix flottent comme des nuages au-dessus du pays natal : de petits bouts de roman, voilà ce qu'il nous reste de l'enfance.
Attention ! Soyons clair. Il n'y a, au premier degré, aucune nostalgie Iyrique de l'enfance perdue chez Jean-Pierre Thibaudat. Mais plutôt sa vigueur, son âpreté même, le fil tranchant de ses découvertes et de ses violences. Le fragmentaire est ici syncope : les images surviennent par rafales ; c'est le style, non le ton, qui est nostalgie. Il tisse, il articule, il feint, il creuse, il fait exister si vivement ce qui n'est plus, que le roman tout entier palpite comme une chair d'enfant Car celle-ci n’est pas ici mémoire, mais création poétique au travail.
Lilou-nuage est le roman des sources. Écriture d'une enfance, et surtout enfance de l'écriture : immédiate et rapide, quoique polymorphe et perverse, aventureuse et sensuelle, filtrant aux lèvres comme un chant acidulé…Un vrai beau livre. 

Pierre-Robert Leclerc (Le Monde, 18 septembre 1981)


 Un enfant raconte. Ce qu’il vit, voit, entend, devine. Beaucoup pour un petit crâne. Tout s’entremêle : guerre d’Algérie, concours des journaux pour gagner un voyage ou une maison, Mendés laitier national, putes du souvenir d’un ancien combattant, cinoche du quartier, grosse bonne femme qui aime les jeunes braguettes, fêtes foraines, Catherine Langeais qui dit bonsoir à la télé, cour de récré, récitation d’Hugo par cœur… et Lilou, la copine. Des souvenirs d’enfance comme il en pleut dans les librairies. Autrement dit, rien de neuf. Et pour charmants que soient les délurés-naïfs Robin et Lilou sur leurs nuages, ces parlottes enfantines ne vaudraient guère le détour. Voilà… il y a la manière. Jean-Pierre Thibaudat est un habile parolier. La longue chanson de son jeune interprète est savoureusement cadencée ; couplets, refrains et, par-ci, par-là, un joli ronronnement de comptines ; avec, en prime, une subtile façon de nous faire entrer dans le petit crâne qui chantonne. C’est simple, entraînant, agréable. Prêtez l’oreille. 

 





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