Le sens commun


Erving Goffman

Les Cadres de l’expérience

Traduit de l’anglais par Isaac Joseph avec Michel Dartevelle et Pascale Joseph


1991
Collection Le sens commun , 576 pages
ISBN : 9782707313720
45.00 €


L’héritage pragmatique a consigné notre expérience dans un univers stratifié, fait de multiples réalités. Chacune nous impose sa perspective ou son schème, son cadre.
Une séquence quelconque de notre expérience ordinaire, une épreuve décisive ou une expérimentation – tout comme une fiction dramatique, une répétition, un rite ou un jeu – sont naturellement et socialement cadrées. C’est ainsi que nous savons comprendre ce qui se passe dans une situation et raconter ce qui nous est arrivé. C’est ce à quoi nous employons le plus clair de notre temps, dans nos conversations quotidiennes et dans nos débats publics.
Loin de se contenter d’une distinction des domaines d’activités selon leur nature et le cadre qui leur “ conviendrait ”, et loin d’accorder à l’acteur le pouvoir de construire ses situations, Goffman, fidèle spectateur et inlassable observateur de nos impostures, s’acharne à explorer les transformations de cadres, les fabrications et machinations, mais aussi les défaillances et les troubles de l’engagement qui fondent la richesse d’un monde toujours en suspens sur la vulnérabilité de notre expérience.
Face à toutes les figures sociales de l’imposteur – le malin génie des cadres – notre attention se schématise et nous apprenons à réparer : ancrage de l’activité, justifications, narrations. Et, dans cette création continuée du lien social, la dramaturgie du monde s’enrichit d’une strate de plus, quitte à contraindre le malin génie à se montrer toujours plus compétent.

 ‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

1. Introduction – 2. Les cadres primaires – 3. Modes et modalisations – 4. Fabrications – 5. Le cadre théâtral – 6. Problèmes structuraux dans les fabrications – 7. L’activité hors cadre – 8. L’ancrage de l’activité – 9. Défaillances ordinaires – 10. Ruptures de cadre – 11. L’élaboration de l’expérience négative – 12. Les vulnérabilités de l’expérience – 13. Les cadres de la conversation – 14. Conclusions.

‑‑‑‑‑ Extrait de l’introduction ‑‑‑‑‑

Une tradition philosophique vénérable voudrait, chers lecteurs, que le monde que vous tenez pour réel ne soit qu’apparence. C’est seulement en prêtant attention aux propos de l’auteur sur la perception, la pensée, le cerveau, le langage, la culture, les nouvelles méthodologies ou les nouvelles forces sociales que vous saurez lever le voile. Certes, ce point de vue donne le beau rôle à celui qui écrit et à ses écrits, et il a quelque chose de pathétique. (Quel meilleur argument pour un livre que d’annoncer qu’il va modifier ce que le lecteur tient pour réel ?) Cette tradition est à l’œuvre dans certaines théories de psychologie sociale et dans la fameuse formule de W.I. Thomas selon laquelle, « si les situations sont définies comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences ». Cette affirmation, littéralement juste, est pourtant fausse dans son interprétation courante. Il est évident que le fait de définir des situations comme réelles a des conséquences, mais celles-ci peuvent n’avoir que peu d’incidence sur le cours des choses. Il arrive qu’une définition inadéquate de la situation n’ait d’autre effet que de laisser planer un léger embarras chez ceux qui s ‘y sont risqués. Le monde ne se réduit pas à une scène, et le théâtre non plus. Que vous construisiez un théâtre ou une usine aéronautique, il vous faudra prévoir un espace pour garer votre voiture et un autre pour déposer votre manteau, et il vaut mieux que ces espaces soient réels et soient réellement garantis contre le vol. Si toute situation demande à être définie, en règle générale cette définition n’est pas inventée par ceux qui y sont impliqués, même si l’on crédite la société à laquelle ils appartiennent d’un tel pouvoir ; le plus souvent, nous nous contentons de confirmer correctement ce que nous attendons de la situation et nous agissons en conséquence. S’il est vrai que nous nous engageons personnellement pour négocier tel ou tel aspect de l’ordre dans lequel nous vivons, il n’en demeure pas moins que, une fois que nous y sommes parvenus, nos activités se déroulent mécaniquement, comme si cet ordre avait toujours existé. Par ailleurs, il arrive que nous soyons obligés d’attendre qu’une affaire s’achève pour découvrir ce qui s’est passé et il arrive aussi que nous soyons engagés dans une activité et que nous retardions le plus possible le moment de nous prononcer sur sa nature exacte. Et ce ne sont pas là sans doute les seuls principes d’organisation de la vie sociale. En somme, celle-ci est bien assez équivoque et risible pour qu’on ne cherche pas à la plonger dans l’irréalité.

‑‑‑‑ Sur Erving Goffman ‑‑‑‑‑‑

Erving Goffman est mort.
Né en 1922, le sociologue canadien de langue anglaise, auteur d’
Asiles vient de mourir à Philadelphie.
 
« Erving Goffman a apporté à la science sociale une contribution très importante et très originale qui en fait un des plus grands sociologues de tous les temps. Issu de l’École de Chicago, il a mené à son accomplissement tout ce qui définit en propre cette tradition : ayant su porter sur la réalité la plus ordinaire un “ œil sociologique ”, comme disait son maître Everett Hughes, c’est-à-dire un regard à la fois rapproché et attentif aux traits pertinents, il a contribué à arracher la sociologie américaine à l’alternative de l’empirie sans concepts et de la théorie sans objet. La sociologie ne sera jamais plus, après Goffman, ce qu’elle était avant : autant par ce qu’il a rendu possible que par ce qu’il a rendu impossible, ou insupportable.
Cette œuvre étrange, qui ne se laisse caractériser ni par des populations bien déterminées ni par des techniques, des méthodes ou des concepts bien spécifiés, est en fait la trace visible d’un regard attaché à saisir, à la façon de la photographie selon Benjamin, les aspects les plus fuyants et les plus fugitifs, et bien souvent les plus décisifs, de l’existence sociale, telles ces stratégies furtives qui s’échangent dans les occasions les plus banales, et par là les plus inaperçues, de l’existence ordinaire. Presentation of Self in Everyday Life (1959), Encounters (1961), Behavior in Public Places (1963), Stigma (1964), etc. Chacun des livres de cet explorateur du quotidien accroît l’univers sociologiquement connu de nouveaux objets : les situations les plus insignifiantes du monde ordinaire – les banalités prudentes qu’échangent dans un train deux personnes qui ne se connaissent pas – se révèlent sous un nouveau jour. Le monde social redevient ce qu’il est aussi, un théâtre. Et l’on peut alors travailler à dégager les formes invariantes qui confèrent sens et constance aux interactions quotidiennes : par exemple les effets de bluff ou toutes les stratégies autorisées par l’opposition entre l’avant-scène et l’arrière-boutique.
Mais peut-être faut-il isoler l’ouvrage que Erving Goffman a consacré aux “ institutions totalitaires ”, Asylums (1961), sans doute son livre le plus important et tout à fait à part dans son œuvre. Goffman entreprend de montrer, par l’étude comparative des casernes, couvents, asiles, prisons, voire camps de concentration, que des institutions apparemment très différentes dans leurs fonctions déclarées, présentent des analogies frappantes dans leur fonctionnement : ces mondes fermés où l’on n’entre qu’après un dépouillement préalable de tout ce qui faisait l’identité sociale, soumettent le nouvel entrant à un processus de restructuration qui, dans le cas de l’asile psychiatrique, a nom “ asilisation ”. Dans ce processus de production d’un “ homme nouveau ” ajusté aux exigences de l’institution, le langage de l’institution, celui de la psychiatrie par exemple, a un poids déterminant. Et l’on comprend que le modèle goffmanien ait tenté tous ceux qui ont essayé de comprendre les phénomènes d’endoctrinement et de conversion religieuse ou politique.
L’œuvre d’Erving Goffman, est à peu près complètement traduite en français. Il y manquera tout ce que ce petit homme chaleureux, modeste et attentif voulait encore y ajouter et qu’il faisait entrevoir dans les conversations que j’ai eues avec lui, et avec sa femme, Gillian Sankoff, sociolinguiste renommée, pendant ses différents séjours à la Maison des sciences de l’Homme. En particulier, le code de déontologie professionnelle qu’il projetait d’écrire avec quelques sociologues de ses amis contre les usages abusifs de la science sociale. »
Pierre Bourdieu (Libération, 2 décembre 1982)

Nicole Lapierre (Le Monde, 31 janvier 1992)

La comédie sociale
Erving Goffman recherche les procédures cachées de nos actes les plus courants.
 
« Par quel bout prendre les faits sociaux pour les comprendre ? Cette question traverse et divise la sociologie, tour à tour tentée par les études “ macro-sociales ”, celles des grands dispositifs et institutions, et les études de la petite dimension, celle des représentations et pratiques des individus, dans leurs rapports quotidiens. Erving Goffman et Anselm L. Strauss privilégient la deuxième approche en accordant la priorité à I’acteur social en tant qu’interprète de la réalité. Tous deux s’inscrivent dans la filiation de l’interactionisme symbolique, ce courant de la sociologie américaine, promu par l’école de Chicago dans les premières décennies du siècle, et qui centrait ses analyses sur la manière dont les hommes, dans leurs relations, mettent en œuvre des symboles, des significations et des valeurs partagés qui fondent à la fois leur vision du monde et leur engagement dans l’action.
Les travaux d’Erving Goffman, décédé en 1982, sont connus et influents en France où ils ont bénéficié, chose rare, d’une sérieuse entreprise de traduction. Pour lui, la vie sociale est un théâtre où chacun est amené à jouer successivement de nombreux rôles. Ces derniers sont en grande partie prescrits, codifiés et “ normés ” sans que pour autant tout soit joué d’avance. Ainsi sait-on comment et quand se comporter en père, en collègue ou en voisin et être reconnu comme tel, tout en ayant la possibilité de prendre de la distance par rapport au rôle. Erving Goffman a consacré des études éclairantes à la Mise en scène de la vie quotidienne (Minuit, 1973) et à la ritualisation des rapports interpersonnels (Les Rites d’interaction, Minuit, 1974) à travers laquelle chacun assure et négocie son statut avec autrui.
Poursuivant sa traversée des apparences et sa recherche des procédures cachées sous l’évidence et la spontanéité de nos actes les plus courants, il s’intéresse ici, en lointain héritier de la phénoménologie, à l’expérience. Comment s’organise ce savoir implicite, que nous mobilisons généralement de manière immédiate et qui permet, notamment, de distinguer rêve, réalité et réalité du fait de rêver ou encore de discerner qu’ici on se bat vraiment tandis que là, on fait semblant ?
Les diverses notions qu’il nous propose pour en rendre compte, celle de “ cadres ” (frame), c’est-à-dire les schèmes d’identification et d’objectivation de la réalité, ou celle de “ mode ” (key), c’est-à-dire l’ensemble de conventions par lesquelles une activité donnée est transposée et change de sens (passant par exemple du registre sérieux à celui de la plaisanterie), resteraient formelles et abstraites si elles ne servaient de support à une analyse fine de la fragilité de nos certitudes.
Ce qui intéresse et fascine le plus Erving Goffman, ce sont les phénomènes d’illusion (“ erreurs de cadrage ”) ou de mystification (“ fabrication de cadres ”) qui égarent les jugements de réalité et désorientent l’activité. Car on peut mieux “ comprendre comment se constitue notre sens de la réalité ordinaire en examinant quelque chose dont on est plus facilement conscient, à savoir la façon dont la réalité peut être imitée et/ou falsifiée ”. Puisant avec bonheur et éclectisme dans les matériaux les plus divers – scènes de la vie quotidienne, anecdotes tirées de la presse, bandes dessinées ou romans, – il nous offre une étonnante collection de farces, attrapes et leurres.
Le canular anodin et la machination infernale, le mensonge pieux et le piège crapuleux, n’ont certes ni les mêmes objectifs ni le même sens d’un point de vue moral, mais l’efficacité des uns et des autres repose sur les mêmes mécanismes : ils faussent nos représentations et nos convictions sur le cours des choses en mobilisant nos repères habituels et en manipulant nos cadres de référence, dont ils révèlent par-là même, la structure et la vulnérabilité, Ainsi nous faut-il toujours ravauder la trame de notre compréhension du monde en déconstruisant l’évidence familière et tenace de nos croyances pour faire face à une comédie sociale trompeuse où les personnages s’avancent masqués.
Mais n’y a-t-il pas une personne derrière le personnage ? Pour Goffman, du moins dans cet ouvrage, la première n’a ni plus, ni moins de réalité que le second : “ Ce qu’on appelle individu ou personne dans un contexte est appelé rôle ou qualité dans un autre ” ; autrement dit, il n’y a pas d’unité du sujet. On peut cependant se demander si la notion même d’expérience ne ramène pas par la fenêtre ce qu’il chasse ainsi par la porte. Toujours est-il qu’il se sépare là des interactionnistes, lesquels postulaient l’existence d’un “ Soi ” (self), intégrant et unissant dans le devenir la pluralité des rôles (les “ Moi ”), et assurant ainsi la permanence du sujet et son identité. »

Michel Wieviorka (La Quinzaine littéraire, 1er novembre 1991)

Pour une microsociologie
 
« Dans les années 50, et même encore 60, la sociologie américaine était largement dominée par le fonctionnalisme. Dans cette perspective, incarnée au plus haut niveau par Talcott Parsons, la société apparaissait comme un ensemble intégré et presque harmonieux de rôles, de normes et de valeurs.
Puis vinrent Goffman, et quelques autres, en même temps que l’image parsonnienne du social était ébranlée par la poussée des mouvements noir, l’explosion étudiante, la contestation de la guerre du Vietnam, la contre-culture et le doute à l’égard de la science et du progrès.
Les Cadres de l’expérience, que publient les Éditions de Minuit, est un livre exemplaire de la rupture intellectuelle qui s’est opérée avec le fonctionnalisme, un véritable manifeste pour une microsociologie qui demande que l’on étudie la vie sociale non plus à partir d’une vaste construction théorique, mais à partir des interactions les plus élémentaires, celles qui se jouent quotidiennement, dans nos conversations, dans nos comportements de tous les jours.
Dans la tradition de William James, qui s’interrogeait non pas sur la nature du réel, mais sur les conditions qui font que nous pensons d’une chose qu’elle est réelle, dans la filiation, aussi, avec la pensée phénoménologique, Erving Goffman s’intéresse à la façon dont nous comprenons les événements et dont nous décidons de nos propres engagements.
Nous disposons, explique-t-il, de cadres qui nous permettent de définir les situations, de les construire selon des principes d’organisation. Ces cadres ne sont pas seulement des schémas mentaux, ils correspondent à la façon dont l’activité qu’il s’agit de comprendre est elle-même structurée. Nous les mobilisons spontanément, le plus souvent sans même nous en apercevoir, et ils nous permettent de faire face non seulement aux situations les plus banales, les plus ordinaires, mais aussi “ à ce qu’il y a de bizarre dans la vie sociale ”.
Pour comprendre des activités autres que celles pour lesquelles les cadres servent normalement, nous procédons à des efforts de modalisation, qui est l’opération consistant à “ définir ce qui pour nous est en train de se passer ”. Les situations qui appellent modalisation sont nombreuses, et Goffman, avec talent, nous en donne de multiples illustrations : cérémonies, rencontres sportives, “ réitérations techniques ” à l’occasion d’un apprentissage ou d’un entraînement, “ détournements ”, quand une activité est exécutée “ pour des raisons ou des motifs qui se révèlent radicalement différents de ceux qui animent habituellement ses exécutants ”.
La modalisation transpose un “ cadre primaire ” ; un deuxième procédé, la fabrication, sert “ à désorienté l’activité d’un individu ou d’un ensemble d’individus ”, et peut aller “ jusqu’à fausser leurs convictions sur le cours des choses ”. Avec la fabrication, Goffman nous fait ainsi pénétrer dans l’univers des diverses formes de tromperies, qu’il analyse en fonction de leurs objectifs. Les canulars, les machinations, la tricherie, le mensonge, la falsification, le faux témoignage, le chantage, rien n’échappe à ce sociologue, particulièrement à son aise dès qu’il s’agit de démonter les mécanismes de la tromperie. Si celle-ci réussit si souvent, c’est tout simplement qu’elle en appelle à nos “ cadres habituels ”, à ceux qui nous permettent “ habituellement de nous adapter à la réalité ”.
Les fabrications peuvent être simples, elles sont parfois complexes, à double ou triple détente ou, au second degré, comme c’est souvent le cas dans les manœuvres d’espionnage, d’infiltration, de provocation, de surveillance secrète, avec des rebondissements qu’illustre par exemple l’histoire d’une “ canaille ” se faisant passer pour un revendeur d’héroïne, incitant les agents de l’US Narcotic Bureau à lui tendre un piège, et parvenant à emporter 12 000 dollars en échange de sachets de sucre en poudre. Le manipulateur peut être manipulé, l’escroc escroqué, le simulateur pris à son propre jeu.
Pourtant si nous nous trompons, ce n’est pas toujours parce que d’autres ont voulu nous tromper. Nous faisons aussi des erreurs de cadrage, nous pouvons être victimes d’une illusion. Souvent aussi, nous hésitons, il y a “ dilemme de cadrage ”, nous nous méfions, nous doutons, nous soupçonnons, sans trop savoir quel cadre appliquer. Et lorsqu’une activité est “ cadrée ”, cela ne veut pas dire qu’elle le soit entièrement : on peut aussi être présent physiquement, apparemment attentif, et s’absenter par la pensée, ou encore faire comme s’il ne se passait rien alors qu’un événement imprévu perturbe une situation.
Il arrive également qu’il faille procéder à des corrections de cadrage, mais aussi qu’il ne soit pas possible d’appliquer un cadre, parce qu’il se disloque. Les ruptures de cadrage s’observent quand quelqu’un se dégage d’un rôle, craque, explose, quand une situation dégénère : le match de football tourne au pugilat, le journaliste présentant des informations sérieuses est pris de fou-rire. Certains auteurs de théâtre ont su jouer de procédés s’apparentant à la rupture de cadrage. Genet, et surtout Pirandello, des cinéastes aussi, comme Godard ; le catch fonctionne également sur ce type de procédé, ou encore les émissions du genre “ caméra invisible ”.
La sociologie de Goffman nous fait circuler constamment du jeu, du sport, de l’espionnage ou du théâtre, à la vie quotidienne, telle qu’elle est relatée dans d’innombrables coupures de presse, qui lui servent alors d’illustration. Goffman considère, en effet, que les opérations de cadrage, de modalisation, de fabrication, que les erreurs et ruptures de cadrage, observables dans les situations les plus construites, au théâtre notamment, ont leur équivalent dans la vie de tous les jours, dans les conversations les plus banales. Certes, la vie réelle diffère à bien des égards du spectacle et de la mise en scène. Mais au fond, pour lui, “ le monde est en effet une scène, peuplée de pauvres acteurs qui s’agitent bel et bien pendant une heure et puis qu’on n’entend plus ”. Et en examinant la façon dont la réalité peut être imitée ou falsifiée, nous comprenons comment se constitue notre sens de la réalité ordinaire.
Cette vision du monde, et la démarche sociologique qu’elle sous-tend, sont en définitive plutôt cyniques et désabusées. Pour Goffman, “ la vie sociale s’acharne, constamment et de mille manières, à saisir et à congeler l’intelligence qui nous permet de l’appréhender ”, les acteurs, au-delà des rôles et des apparences, fonctionnent sur le registre de la tromperie, du faire-semblant, du calcul, ils avancent masqués, dissimulés, et ne se présentent pas de face, même dans les interactions les plus limitées. Les rôles sociaux, contrairement aux présupposés de la sociologie fonctionnaliste, doivent être distingués du personnage ou de la personnalité, le rôle et la personne “ sont deux entités également problématiques et dont les définitions sociales sont également variables ”, au point que souvent “ l’impression d’humanité qui se dégage d’un individu provient d’une distance au rôle, distance qui peut elle-même être manipulée par les avantages qu’elle procure ”.
On peut résister à cette représentation pessimiste de la vie sociale, qui fait du sociologue celui qui traverse les apparences et dévoile la simulation, la tromperie, les petites stratégies, mais aussi les peurs et les émotions réelles qui sont le lot de l’expérience quotidienne. On peut reprocher à Goffman de s’enfermer dans une microsociologie qui ne nous dit pas grand chose de phénomènes plus massifs, et n’éclaire guère l’histoire, la vie politique, les conflits sociaux – encore que la plupart des exemples qu’il retient pour illustrer la notion de “ rupture de cadrage ” sont empruntés aux États-Unis des années 60, et pourraient constituer une analyse plus “ macrosociologique ” de la mutation culturelle de la société américaine des “ sixties ”.
Il faut reconnaître non seulement l’importance de sa pensée, mais aussi son influence, perceptible en France dans les courants intellectuels qui se réclament de l’ethnométhodologie, de l’interactionnisme symbolique ou encore, dans les travaux de Luc Boltanski et de ses proches, tel Francis Chateauraynaud qui vient de publier aux Éditions Métailié un ouvrage stimulant, La Faute professionnelle, où il explore les façons dont les questions de responsabilité, de droit et d’équité sont abordées dans les disputes liées au travail. Dans la débâcle des grands courants théoriques des années 50, 60 et 70, le fonctionnalisme aux États-Unis, le structuralo-marxisme en France, l’œuvre de Goffman, plus que d’autres, apporte un socle solide à ceux qui entendent reconstruire la pensée sociale par le bas, à partir de l’analyse fine et précise de la vie quotidienne. »

 




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