Romans


Hélène Merlin

Le Cameraman


1983
208 pages
ISBN : 9782707306142
10.05 €


Comment reconstituer la biographie de ce frère, le caméraman, mort pendant la guerre d'Algérie à ce que rapportent les journaux de l'époque ? Il ne reste presque plus aucune trace de lui, et personne ne prononce plus son nom. Seule sa photo, reproduite dans chacune des pièces de l'appartement, témoigne de son existence passée.
Aucun souvenir donc, aucun récit. Pour autant il n'est pas oublié. Sa mort ne passe pas, elle les a installés dans un temps immobile, sans âge. Caméraman, il était celui qui les animait, braquant son objectif sur leur devenir, désormais arrêté sur la dernière scène qu'il a filmée avant sa mort, une promenade dans un jardin à la française. Abîmés dans le deuil, les parents mènent les enfants dans les parcs, leur interdisant l'écart pour qu'aucun ne se sépare, répétant la même marche au travers des allées rectilignes.
Mais elle, la deuxième, elle, dont la naissance se confond avec sa disparition, s'agite. D'abord captée par la mort du caméraman, mort violente, obscure, accompagnée d'une espèce de fureur que le silence ne parvient pas tout à fait à éteindre, elle se penche peu à peu sur sa vie, interroge son portrait, compulse les documents, les pellicules et les photos qu'il a laissés, écoute les paroles échappées. Retraçant les étapes de son histoire de voyageur, elle remonte au-delà de sa mort pour le retrouver vivant, imprimer un mouvement à leur paralysie. Alors, le temps devient réversible, elle grandit parallèlement et se porte à sa rencontre, jusqu'à ce qu'elle atteigne l'âge qu'il avait à sa mort, vingt ans. Elle se met à bouger, déserte les jardins à la française, pour déployer un espace indiscipliné, le sien à lui sans doute, qu'elle parcourt imaginairement avec lui, là où tous deux auraient ensemble vingt ans.
Et c'est là que l'ayant rejoint, elle le laisse mourir, au moment où elle peut le quitter, se détacher de son obsédante figure. Elle naît à sa propre histoire quand s'achève le roman du caméraman, déroulé comme un film en noir et blanc virant progressivement à la couleur et au son.

Luc Pinhas (Gai Pied Hebdo, 19 mars 1983)

Un espace indiscipliné
Livre de mémoire, Le Caméraman raconte aussi une tentative de meurtre. Hélène Merlin y fait revivre un frère pour mieux tuer un(e) enfant. Mais peut-on se dérober aux jardins à la française.
 
 Hélène Merlin avait publié Rachel : espace triangulaire qui tentait de s'ordonner autour d'une maison humide et suintante où deux femmes, liées entre elles par quel savoir tragique, attendaient l'improbable retour du voyageur, parti au-delà de la mer, là où le ciel est toujours bleu. L'attendaient ? Non, tentaient en vain de vivre avec la mémoire fêlée de sa présence perdue, hypothétique...
C'est encore cette fêlure de la mémoire qu'à son tour Le Caméraman interroge, en une proximité, qui ne pourra échapper, avec l'espace durasien et la figure frêle et pâle de Lol V. Stein. Ce désarroi de l'ordre. Cette tentative de meurtre. Cette naissance qui n'en finit plus.
Le caméraman est mort avec ses vingt ans, durant la guerre d'Algérie, à ce moment où la narratrice allait exister, elle dont la naissance se confond avec sa disparition, elle qui voit son père s'engouffrer dans la douleur, I'absence, délaissant les autres enfants pour ressasser la mémoire du frère, elle qui n'a de cesse de vouloir attirer l'attention du père, le détourner, occuper la place du frère : elle, en vain.
Les allées rectilignes d'un parc à la française ordonnent un espace resserré, oppressant, dans lequel tiennent la narratrice, comme pour l'étouffer (et à moindre degré, son autre frère et sa sœur), ses parents, et que désoriente le frère, le caméraman sautant par-dessus les rangées de buis, escaladant la murette des bassins, riant, jouant. Car lui, croit savoir la narratrice, avait le droit. Car lui savait rejeter le corsetage, déjouer les pièges de I'enfermement ; lui apprit à fuguer, comme à chiquer ou à cracher, à voir le monde, à déjouer, lui, pauvre enfant d'une bourgeoisie décatie, jusque dans les bouges du port où il faisait le marin, la fixité qui guette.
Mais elle, la narratrice qui interroge dans son soliloque la photographie du caméraman, celle qui hante la maison des parents ? Elle, qui furète, qui fouine pour découvrir les documents cachés, pour extraire de l'oubli les coupures de journaux, les bouts de pellicule, les clichés poussiéreux, elle qui cherche à savoir, quitte à inventer, à peupler un théâtre de statues en deuil ? Elle, tenue en laisse par la mère, régente de l'ordre, la mère qui ne lui a pas pardonné d'être née alors que mourait le fils du père, issu pourtant d'une autre femme, qui ne lui a pas pardonné d'avoir tué le fils du père pour tenter de se faire une place ? Que lui reste-t-il à elle, la narratrice, qui ne sait parler de soi qu'à la troisième personne ?
“ Elle naquit rousse, à ce qu'elle croit, par quelle torpeur, des règles de la mère ou de l'écorchement du premier frère gardé secret ? Quelle, quelle indécence donc pour la famille. ”
Que peut-elle, étouffée dans le carcan du deuil, paralysée, rejetée, sinon questionner l'énigme du caméraman, sinon refaire le cheminement du frère, lui inventer une histoire, banale et magnificente tout à la fois, quitte à le tuer encore, une nouvelle fois, pour encore essayer d'attirer l'attention du père, encore lui faire signe, guetter une complicité, celle qui existait, croit-elle savoir, entre le père et le caméraman. Et par delà, peut-être, effacer l'anathème jeté par la mère, trouver une forme, cette existence qui lui a été déniée, déployer “ I'espace indiscipliné ” où elle pourrait enfin vivre, bénie par le père :
“ Puis ils étaient sortis, avaient emprunté le même chemin, et déjà les statues défilaient, les rangées d'ifs taillés, contournant les petits massifs de buis, les parterres de broderies. Le père lui avait parlé contre le vent, dit qu'il savait qu'elle allait partir. ”
Mais ne voit-elle pas, dans ses échappées qui la ramènent au point de départ, que son désordre reconstruit le même ordre, que son indiscipline est un nouveau cilice, qu'elle n'abandonne pas, malgré qu'elle en ait, le frère pour s'émanciper, qu'elle ne naît pas, qu'elle ne fait que restaurer la fixité, un instant seulement ébranlée ? Qu'elle ne fait que répondre au désir du père ?
“ (...) le père avait vieilli, il tenait sa fille par le bras, et marchait à pas heurtés sur le gravier. ” 

 




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