Romans


Claude Simon

Leçon de choses


1975
188 pages
ISBN : 9782707300645
13.70 €
75 exemplaires sur pur fil Lafuma


 Accentuant la rupture marquée dans son œuvre par Triptyque, Claude Simon nous donne une Leçon de choses. Titre emblématique d'une esthétique d'entrée de jeu postulée par l'auteur : “ la description (la composition) peut se continuer (ou être complétée) à peu prés indéfiniment selon la minutie apportée à son exécution, l'entraînement des métaphores proposées, l'addition d'autres objets visibles dans leur entier ou fragmentés par l'usure, le temps, un choc (soit encore qu'ils n'apparaissent qu'en partie dans le cadre du tableau), sans compter les diverses hypothèses que peut susciter le spectacle. ” Là donc, pas de héros, pas de psychologie, mais des choses (lieux, objets, être humains) décrites non hiérarchiquement comme éléments proposés à une composition qui se fait, se défait, reste toujours à faire.
Un lieu – lieu principe – une maison où trois groupes humains, en des temps différents, passeront : des soldats y menant un combat d'arrière-garde, deux maçons y effectuant des travaux, des gens la visitant afin peut-être d'y habiter. Aux murs, une reproduction de Monet, une autre de Boudin, un calendrier des postes ; par terre, un journal, des gravats, des bouteilles, une table sur laquelle sont posés un fusil-mitrailleur et un manuel de leçons de choses. Sur ces reproductions, dans les illustrations du livre sont figurés des lieux, des objets, des personnages ; le journal porte un titre ; le calendrier, des noms de saints.
Claude Simon fait jouer tous ces éléments (jeu en tant que jeu d'enfant ou de société, jeu de mots, jeu d'acteur, jeu d'une pièce – mécanique ou de bois – par rapport à une autre) qui se génèrent par associations (d'idée ou d'image), par translations, transports, transferts, déplacements d'une situation à une autre, entraînements successifs, décalages en chaîne, produisant, en leurs glissements progressifs, un incessant miroitement de récits – une induction généralisée.
Les personnages des reproductions vont être animés d'une vie propre, passant même d'une reproduction à une autre qui lui fait écho pour apparaître enfin dans le plan d'une problématique réalité. Mais, en ce récit, où est-elle, cette fameuse réalité ? La nature, sa représentation picturale, la reproduction de celle-ci, les personnages peints, ceux supposés vivre, leur parole même, sont traités comme éléments d'égale valeur, désignés d'emblée comme fictifs, provoqués à produire une seule réalité : celle de la matière textuelle. Ce qui était donné, en un tableau, comme simulacre, sort du cadre et, revenant “ par derrière ”, englobe son tour comme tel la réalité de référence depuis laquelle il était perçu, pour être lui-même absorbé à son tour...
Le lecteur n'est pas ici témoin d'une histoire à vivre par procuration, emporté par un récit qui lui échappe. Impliqué, il l'est, mais dans la construction même d'un texte dont il est, au même titre que le scripteur, producteur – intelligence et imagination sollicitées de donner du sens à une proposition multiple qui leur est faite.
Excitation et plaisir président à une telle lecture et, puisqu'on y est, il faut bien marquer ici la profonde sensualité toujours à l’œuvre chez Claude Simon – sensualité d'autant plus chargée d'affects qu'elle est puritaine, tenue à une certaine distance critique, voire tournée en dérision, comme en cette scène troublante du livre, où, au travers du très fort, très authentique et sombre émoi sexuel d'un couple, émerge le ridicule des poncifs du genre et du mélodrame.
Excitation et plaisir à repérer “ comment c'est fait ”. En ce texte morcelé, nous sont livrées des bribes. Ces éléments ne sont pas donnés comme pièces éparses concourant, comme en un puzzle et dans l'énigme policière, à la reconstitution d'une réalité unique, connue de l'auteur et close sur elle-même ; ils sont des repères pour l'élaboration d'histoires innombrables dans une combinatoire où Claude Simon et ses lecteurs sont également conviés.
Ce délicieux labyrinthe où l'on ne sait plus, dés l'entrée, situer le reflet du reflet, qu'est-ce qui le constitue ? On ne peut renvoyer la technique de Claude Simon, en ses scintillements précis, qu'au travail de l'inconscient qui, lui aussi, dans le rêve, procède à un incessant glissement du sens mû par le très subtil mécanisme des relations logiques – univers obsessionnel où le fragmentaire et le continu ne sont pas perçus contradictoirement.
Des séquences appartenant à des situations différentes sont mises en relation par l'intermédiaire d'un mot-signal présent dans chacune d'elle. La lecture de ce mot évoque la ou les séquences précédentes, les superposant toutes et les mêlant, produisant l'impression du déjà-vu et l'étrangeté d'une continuité comme décalée, bougée (photo), sautée (film). La totale simultanéité de la partition musicale restant inaccessible à l'écriture, Claude Simon, en sa tentative de restitution de l'épaisseur de l'instant psychologique, contourne cet interdit par une technique élaborée du “ passage ” et des cadences courtes, reconstituant l'effet pointilliste basé sur la persistance, non plus rétinienne, mais mnésique. Intervenant à nouveau dans le récit, il indique : “ En fait, à un degré moindre de lecture invisible mais cependant présente sur la courbe polie, l'image virtuelle de la pièce (plafonds, murs, sol) vient se rassembler, englobant les gravats, les outils, les échafaudages et les deux occupants dans une sorte de microcosme ovulaire dont le centre condenserait l'univers tout entier. ”
Cette appréciation du travail systématique sur le texte concourt au plaisir qu'on prend à le lire, mais on peut en jouir aussi, immédiatement, en ces descriptions, d'un style magnifiquement déployé, telles celles, simplement tranquilles, d'une plage à marée basse, de la lueur rythmée d'un phare sur la mer ou du vol suspendu d'un goéland “ Sans bruit, sans effort, il reste là, existant et superbe, porté par rien, comme une sorte de défi non pas seulement aux lois de la pesanteur, mais encore à l'impossible accouplement de l'immobilité et du mouvement. ”
Ce court roman, en sa minutieuse facture condense un art d'écrire qui, de Proust à Faulkner, tend, avec Claude Simon, rien moins qu'à la perfection. 
Gérard Bourgadier (1975)

Claude Mauriac (Le Figaro, 27 septembre 1975)

 Au cours du Colloque qui lui fut consacré à Cerisy, en juillet 1974, Claude Simon rappela que si un lecteur tenait absolument à reconstituer une anecdote, en lisant ses romans, et à trouver une histoire dans son Histoire (1967), il pouvait, bien sûr, y parvenir. Mais que ce serait une approche aberrante de son œuvre. Comme celle de ses amis du Nouveau Roman, celle-ci est en rupture avec la littérature traditionnelle dite “ réaliste ”. Il n'empêche que certains critiques ont pu résumer ainsi Les Corps conducteurs (1971) . “ Un homme malade marche dans la rue et se souvient. ” Ce qui était, pour l'auteur, décourageant, sinon vexant.
Claude Simon tenta donc, dans le texte suivant, Triptyque (1973), d'écrire, avec plus de rigueur encore, “ un roman irréductible à tout schéma réaliste ”. Tout est toujours à recommencer. Dans Leçon de choses, la fiction est de nouveau “ générée uniquement à partir de descriptions ”, mais d'une façon beaucoup plus abstraite, bien qu'il s’agisse dans les diverses séries mises en contact de “ tableaux ”. Ceux-ci sont soit empruntés à ce que les claudesimoniens appellent “ l'espace référentiel ”, les claudesimonâtres “ L’illusion référentielle ”, et Claude Simon, vous et moi, “ la réalité ”. Soit des reproductions de peinture, des chromos, voire le motif recouvert de suie d’une plaque de fonte de cheminée.
Inutile donc d'essayer de vous retrouver dans ces fragments discontinus et dans ces fils mis à dessein en court-circuit. Cette fragmentation de la description se trouvait déjà chez Flaubert. Emma Bovary, malade, revoit (Claude Simon cite de mémoire) “ d'un seul coup et par tableaux détachés ” des figures, des lieux, des paysages.
Nous serions donc perdus si nous tenions à nous y retrouver. Il ne s’agit pas de comprendre, mais de prendre, d'être pris. – comme lorsque nous regardons un tableau dit non figuratif, la difficulté venant ici de ce que la figuration est constante, au contraire.
Dans Les Corps conducteurs déjà, une “ réalité ” imprimée ou photographiée doublait l'autre : affiches, films, etc. Avec Leçon de choses, deux images de couleur accrochées au mur sont parmi les motifs les plus importants de la partition. Le “ roman ” tout entier est une parenthèse entre deux textes partiellement repris mots pour mots. Parfois (rarement) nous pouvons nous accrocher à quelque chose de solide, nous raccrocher à “ la réalité ”. Le calendrier est tombé du mur avec un paquet de plâtre : “ Les promeneuses aux ombrelles couleurs de fleurs qui folâtrent sur la pente ensoleillée du coteau sont à demi ensevelis sous les décombres. ”
Coteau qui en vaut un autre, qui est aussi présent, aussi “ vrai ” que celui qu'observent des soldats aux aguets dans la maison où l'ennemi va les encercler. Tout se vaut. Et rien ne vaut que le livre qui est en définitive la seule réalité concernée. Les espaces référentiels sont interchangeables, au point que si même il nous est possible de faire le tri entre ce qui est représenté au second degré (les chromos) et ce qui l'est au premier (L’action, dans la mesure relative où il y en a une), cela n'a aucune importance. Si essentielle que soit la description pour Claude Simon, le décrit est devenu l'écrit. “ J'aime les choses et j'éprouve du plaisir à les décrire ”, avoue l'auteur de Leçons de choses, qui s'étonne de voir Montherlant et Breton insolitement unis dans la même phobie de la description. S'ils sautent les douze ou quinze pages de l'apparition des jeunes filles en fleurs sur la digue de Balbec (“ peut-être les plus fortes de toute la littérature française ”, dit Claude Simon), que reste-t-il de Proust ? Mais sait-on jamais ce qu'on décrit ?
Lorsque Stendhal essaye de raconter, dans Henri Brulard, son passage du col du Grand-Saint-Bernard avec l'armée d'ltalie, il s'aperçoit qu’il se réfère moins à ses souvenirs qu'au souvenir d'une gravure préexistante. Claude Simon rappelle avec Jakobson que c'est à partir du roman dit “ réaliste ” du XIXe siècle que l'on a, par la suite, jugé de la valeur plus ou moins “ réaliste ”, d'une œuvre.
La seule réalité qui importe dans Leçon de choses est celle de ce livre lui-même, tel que nous l'avons dans les mains, sous nos yeux, et qu'il devient en nous, où si minutieusement concerté et rythmé qu'il ait été, il devient autre, Au kaléidoscope de “ la réalité ” s’ajoute celui de l'écriture, puis celui, infini, des lectures. 

Maurice Chavardès (Témoignage Chrétien, octobre 1975)

 La guerre, donc, avec ses bombes, accompagne des évocations de paix, des tableaux illustrant l'activité du plâtrier, du charpentier, des images exotiques, l'ensemble entrecoupé par le monologue d'un soldat mal embouché, par des répliques terre à terre. On a compris qu'il n'y a pas d'histoire dans Leçon de choses, mais une infinité de choses vues dont chacune peut figurer les goûts et les besoins les plus ordinaires. Leçon de choses au sens universel. Claude Simon décrit. La réalité naît de ses mots. Elle s'impose au-delà du réalisme, s'insinue en nous, finalement nous maîtrise. 

 




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