Le sens commun


Salvatore Settis

L’Invention d’un tableau

La Tempête de Giorgione
Traduit de l’italien par Olivier Christin


1987
Collection Le sens commun , 160 pages, 48 p. d’illustrations hors-texte
ISBN : 9782707311320
25.50 €


À travers une analyse minutieuse de deux œuvres majeures de Giorgione, les Trois philosophes et La Tempête, l’auteur rappelle ce que doivent être les conditions d’une véritable interprétation de l’œuvre d’art. Après un recensement de toutes les exégèses que les critiques et les historiens de l’art ont proposées, il entreprend de rechercher le sens perdu de ces deux œuvres énigmatiques, d’abord en les replaçant dans une série iconographique précise, puis en restituant les rapports qui unissaient le peintre à ses commanditaires. Que pouvait représenter la possession d’œuvres d’art pour les plus raffinés des Vénitiens du début du XVIe siècle, qu’y recherchaient-ils et quel plaisir y prenaient-ils ? C’est de la réponse à ces questions d’histoire sociale des pratiques culturelles, et non d’une philosophie éternelle du Beau, que dépend largement la juste interprétation des œuvres de Giorgione.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

1. Sujet et non-sujet – 2. Autour des Trois philosophes – 3. L’atelier exégétique. Le feu et le mystère. La  famille et la musique . À la recherche du sujet. Une radiographie et un  repentir . Les règles du  puzzle  – 4. Une interprétation de La Tempête – 5. Le sujet caché.

Daniel Soutif (Libération, 11 février 1988)

Salvatore Settis, au milieu des  tempêtes 
Une certitude :
La Tempête est un tableau de Giorgione. Des doutes : mais quel en est donc le sujet ? Un livre pour réponse : L’Invention d’un tableau. Résolution de l’énigme.
 
 Soit une jeune femme fort dénudée, gitane peut-être, mais non moins dévêtue pour autant, un enfant en bas âge allaité par la femme, un jeune homme muni d’une longue baguette de bois – soldat ? berger ? On ne sait… – un ciel orageux avec éclair, un serpent minuscule ou bien un mirage de serpent ou même encore pas de serpent du tout, quelques ruines avec colonnes tronquées, un pont désert enjambant un cours d’eau, une ville déserte aussi, un rien lointaine, des arbres et de la verdure en quantité suffisante pour faire paysage. Soit encore une surface plane – pas bien grande : 73 sur 82 cm – de la variété qu’une fois peinte, on nomme tableau. Problème : faites tenir en bon ordre les ingrédients susdits sur la surface en question.
Chacun sait que la solution de ce petit puzzle se trouve présentement accrochée sur l’un des murs de l’académie à Venise, accompagné de la mention : “ Giorgione (1478-1510), Tempesta ”. Chacun sait également que ce Giorgione, Zorzo da Castelfranco pour l’état-civil, peu bavard en l’occurrence, constitue l’une des grandes énigmes de l’histoire de la peinture. À peine trois ou quatre œuvres peuvent lui être attribuées avec une absolue certitude et tout au plus une trentaine avec une bonne probabilité. Et pourtant, une réputation et une descendance – “ il giorgionismo ” – comme on en voit peu. Quoique appartenant à la très étroite catégorie des œuvres indubitablement dues au maître, quoique révérée par le goût actuel comme l’un des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, la Tempête ne fait qu’augmenter davantage encore la réputation de mystère qui entoure son auteur. Depuis la réapparition du tableau au XIXe siècle, les exégètes ont en effet superposé au problème admirablement résolu par le peintre un autre casse-tête non moins délicat qu’on pourrait résumer de la façon suivante : étant donné un toile montrant une femme, un enfant, un homme, un serpent ou pas de serpent, un éclair, une ville, etc., déterminer le sujet du tableau.
Depuis la mention de l’œuvre dans le Cicerone de Burckhardt qui, en 1855, y voyait tout simplement la famille de Giorgione, des flots d’encre interprétative ont littéralement submergé le petit tableau de l’académie. Sans grand succès, il faut bien le dire. Malgré montagnes d’érudition et trésors d’astuce iconologique, l’énigmatique rectangle coloré gardait jalousement son secret, au point que certains commencèrent même de douter qu’il en comportât réellement un. Un tableau n’est-il pas avant tout destiné à procurer un plaisir esthétique indépendant de toute autre considération ? En peignant l’une des toutes premières œuvres sans sujet bien définissable, Giorgione n’aurait-il pas tout simplement effectué un pas considérable sur la voie de la libération moderne de l’artiste, tout en fournissant du même coup un argument de poids à tout ceux qui, “ connaisseurs ” ou simplement amateurs modernes, soutiennent contre les iconologues et leur trop pesante érudition que le sujet importe peu ou pas du tout ?
Le débat en était à peu près là, lorsqu’en 1978 parut un petit livre d’un jeune archéologue italien, professeur à l’école normale de Pise et nommé Salvatore Settis. Dix ans de retard et plus étant en la matière, malheureusement, monnaie courante pour l’édition française, cet ouvrage vient seulement d’être traduit dans notre langue, sous un titre nouveau d’ailleurs, puisqu’à La Tempesta interpretata, Giorgione, i committenti, il soggetto, dont se contentait la version italienne, on a substitué L’Invention d’un tableau. Quoiqu’il puisse surprendre, ce déplacement de l’interprétation à l’invention n’est pas sans justification, ainsi que s’en est expliqué l’auteur lors d’une rencontre organisée cette semaine à Bordeaux par le CAPC.
Peu importe d’ailleurs, puisque, quel qu’en soit le titre, l’ouvrage vaut avant tout par les éclaircissements à la fois décisifs et fort solidement étayés qu’il apporte enfin à propos du sujet de la tempête. L’ouvrage une fois refermé, il est en effet fort difficile d’éviter le sentiment que ce fameux sujet a enfin été identifié et que donc la discussion est à peu près close, tout au moins sur le plan strictement iconologique.
Présentée avec une élégance et une vivacité rares, menée avec la précision et le suspense d’une enquête policière dont il serait naturellement criminel de dévoiler ici le résultat, cette Invention d’un tableau vaut certainement autant par la nature et la rigueur de la méthode que par ce qu’au bout du compte elle parvient à révéler. S’appuyant d’abord sur ce qu’il nomme fort heureusement “ l’atelier exégétique ”, c’est-à-dire sur l’ensemble des vingt-huit – pas moins ! – interprétations déjà proposées par ses prédécesseurs, Settis détermine précisément les données du problème, autrement dit les éléments régulièrement reconnus comme pertinents. Aux sept éléments déjà cités – la femme, l’enfant, l’homme, etc. –, il faut d’ailleurs ajouter une autre femme nue révélée par la radiographie sous la figure masculine. Il va de soi que toute solution devra nécessairement intégrer simultanément chacune de ces huit données. De la sorte, il est aisé de constater – un tableau très commode y pourvoit d’ailleurs dans le corps de l’ouvrage – que, si aucune des solutions antérieures ne satisfait à cette exigence, du moins aura-t-on gagné grâce à ces tentatives la position claire et complète du problème. À ce point, reste cependant encore à trouver la solution, autant dire l’essentiel.
Celle-ci sera progressivement déduite d’un écheveau de données plus ou moins oubliées, mais patiemment reconstituées et réordonnées. Encore faut-il, pour ne pas se perdre dans pareil dédale, suivre un fil. Celui choisi par Settis pour accéder à la détermination du sujet du tableau est double. D’une part, nous est proposée une patiente et méticuleuse reconstitution des pratiques sociales et du climat intellectuel réunissant le peintre et son commanditaire dans la Venise du début du Cinquecento. À elle seule, une telle mise en perspective ne permettrait d’obtenir que des conclusions générales. Vient donc s’entrecroiser, d’autre part, avec cette première réinscription historique de l’œuvre une autre mise en perspective. Il s’agit cette fois de la réintégrer, non plus dans un contexte social déterminé, mais dans une série iconologique précise. C’est cette série, littéralement exhumée avec un soin tout archéologique, qui permet finalement d’identifier avec certitude le sujet dont le tableau à la fois reprend et transforme la représentation. La conclusion alors s’impose : si ce sujet fut si difficile à identifier, c’est tout simplement parce qu’il a été délibérément caché par le peintre à la demande du commanditaire de l’œuvre, c’est-à-dire en l’occurrence le noble marchand vénitien Gabriele Vendramin. Inutile de préciser qu’une telle demande ouvrait à l’artiste un nouvel espace de liberté, sans nul doute porteur de conséquences futures qui nous sont bien connues, puisqu’il s’agit tout simplement de notre conception présente de l’art.
Inutile de préciser également que, si le livre de Settis dissout d’éblouissante façon le mystère iconologique du sujet du tableau et précise de façon passionnante la question historique du rapport entre l’artiste et ses commanditaires au tournant de la Renaissance, il soulève du même coup en sous-main d’autres questions non moins cruciales. Tel d’ailleurs n’est pas, loin s’en faut, son moindre mérite. C’est à quelques-uns de ces problèmes que, ce mardi, se sont attaqués au cours d’un débat public – rien moins que quatre cents personnes entassées dans une salle de l’entrepôt Lainé – à la fois l’auteur et trois autres intervenants. Settis a profité de son bref exposé liminaire, pour, entre autres remarques, légitimer le titre français, en rappelant que, selon l’usage rhétorique encore en vigueur à l’époque de Giorgione, l’inventio désignait le choix d’un sujet et revenait au commanditaire, tandis que la dispositio, c’est-à-dire le projet d’exécution, pouvait faire l’objet d’une discussion préalable à la compositio qui désignait l’exécution réservée, elle, au peintre. Après ces précisions, Pascal Bonafoux, Jean-Christophe Bailly et Hubert Damisch se sont accordés pour souscrire au dévoilement du sujet de La Tempête avancé par Settis, mais également pour observer sur divers modes que, pour éclairante qu’elle soit, la révélation d’un secret de cette nature est aussi fort loin d’épuiser une telle peinture. On aurait tort, observa notamment Damisch, de réduire le plaisir pris à un film policier à la révélation du nom de l’assassin. On affirmerait difficilement le contraire car, en peinture comme au cinéma, il ne s’agit certes pas que de contenus, mais bien de formes. Reste qu’ignorer ce dont parle le film, s’il parle de quelque chose et quelle qu’en soit la beauté, constitue probablement un handicap. aussi léger soit-il. Ne serait-ce que parce qu’il contribue amplement et – ce qui ne gâte rien – plaisamment, à la levée d’un handicap de ce genre, le livre de Settis sans nul doute est de ceux qui méritent de faire date. 

Pascal Bonafoux (Le Monde, 12 février 1988)

Le regard et la mémoire
Deux livres, celui de Salvatore Settis, celui d’Ernst Kris et Otto Kurtz, montrent que l’art s’invente autant qu’il crée.
 
 Il y a des textes – rares – qui ouvrent les yeux. Érudits, rigoureux et passionnés, ils règlent leur compte à quelques bévues. Ils provoquent à voir. L’Invention d’un tableau, de Salvatore Settis (Éditions de Minuit), et L’Image de l’artiste, d’Ernst Kris et Otto Kurtz (Éditions Rivages), sont de ceux-là. À la fin de l’année 1978 se tenait à Venise dans les Galeries de l’Académie une exposition d’œuvres de Giorgione. La notice consacrée alors à La Tempête constatait, désabusée, désolée, que, depuis la réapparition de la toile au milieu du siècle dernier, interprétations et exégèses s’étaient succédé et réfutées en vain : le chef-d’œuvre restait une énigme.
La même année paraissait en Italie le livre de S. Settis. Le titre de la traduction française d’Olivier Christin, L’Invention d’un tableau, lui donne toute sa dimension. S. Settis est bien l’inventeur au sens de qui retrouve une œuvre perdue. Marcantonio Michiel vit en 1530 La Tempête dans les collections de Gabriele Vendramin, dit le Grand dès l’âge de trente ans, qui probablement commanda la toile. Depuis la mort du commanditaire et celle du peintre, personne jamais n’a plus “ vu ”, n’a plus compris ce qu’est cette tempête-là...
L’inventaire d’analyses et d’hypothèses biaisées, de contresens et de déchiffrages pipés – il y en a des dizaines – permet à Settis de mettre au point les rigoureuses “ règles du puzzle ”. “ Un puzzle, écrit-il, obéit à trois règles. Toutes les pièces doivent être utilisées sans laisser d’interstices. L’ensemble doit avoir un sens : un morceau de ciel s’encastrant parfaitement au beau milieu d’une prairie a sans doute sa place ailleurs. Enfin, un groupe comportant Blanche-Neige et les Sept Nains ne figure certainement pas dans une scène du Voilier corsaire ; il doit donc appartenir à un autre puzzle, même s’il semble s’emboîter sans difficulté ici. ” Élémentaire, mon cher Watson... Reste à Poirot, alias Settis, à écarter les pièces qu’il faut forcer, à retrouver celles qui manquent.
Et toutes les pièces du puzzle, éléments iconographiques de l’œuvre, trouvent peu à peu leur place. (Une seule réticence, entre parenthèses, à propos de l’une d’elles ; Settis écrit : “ ... Le pont, surplombé par l’éclair, relie la région dans laquelle se trouve le couple et les ruines hérissées de tours... ” Objection : l’homme et la femme ne sont pas sur la même rive... )
Fabuleuse enquête, qui ne se contente pas de révéler ce qu’est La Tempête, mais explique le mobile pour lequel le sujet a été délibérément caché, qui fait que La Tempête est... silence. Rendre compte d’un roman policier oblige à taire le nom de l’assassin. L’enquête fascinante de Settis ne permet pas que l’on déroge à cette règle-là. De Giorgione même, que sait-on ? Giorgione, “ le grand Georges ”, est un surnom... Sans doute est-il né vers 1477. En septembre 1510, la peste à Venise l’emporta. Quel jour ? On n’en sait rien. Cet inconnu glorieux est de ceux auxquels on peut inventer une vie mythique. (…) 

 




 

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