Critique


Vincent Kaufmann

L’Équivoque épistolaire


1990
Collection Critique , 208 pages
ISBN : 9782707313423
15.15 €


Cette étude propose une approche originale des pratiques épistolaires des écrivains, en examinant les cas de Flaubert, Baudelaire, Mallarmé, Valéry, Proust, Kafka, Rilke et Artaud.
Les usages critiques des correspondances sont en effet nombreux et, pour certains d’entre eux, bien établis. La plupart du temps, l’épistolaire est convoqué à titre de document biographique. Ou alors, il trouve sa place dans une histoire des idées. Enfin, ce sont les qualités littéraires de certaines lettres qui sont soulignées : on aime y retrouver le style d’un auteur, ou même des ébauches de son œuvre. En revanche, l’épistolaire n’a encore jamais été interrogé, de façon systématique, dans sa dimension d’acte de parole spécifique. Pourquoi l’écrivain est-il si souvent un épistolier acharné ? Pourquoi autant de correspondances nous donnent-elles l’impression de relever, pour leurs auteurs, d’une impérieuse nécessité, comme si le sort de leurs oeuvres elles-mêmes parfois en dépendait ?
Telle est la question à laquelle cet essai tente de répondre, en prenant en compte les emplois les plus divers de la lettre.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑

Avant-propos

I. Destination distance (entrée des artistes) : 1. La porte à côté (Kafka) – 2. Variations sur l’immobilité (Flaubert) – 3. L’imprévisible (Proust) – 4. Heimat (Rilke)

II. Au défaut de la parole : 1. Endettement (Baudelaire) – 2. Vor dem Gesetz (Kafka) – 3. Spéculations (Proust) – 4. Les langoustes de Mallarmé – 5. Tapage sur la voie publique (Artaud)

III. Images, souvenirs, deuils : 1. Chasseurs d’images (Proust, Flaubert, Kafka) – 2. Transmission de pensée (Kafka, Flaubert) – 3. Caroline chérie (Flaubert) – 4. Condoléances (Baudelaire, Proust) – 5. Conclusion : Par-delà les vivants et les morts (Artaud)

IV. La lettre, le livre : 1. Lecteurs intimes (Valéry, Gide) – 2. Lectrices intimes (Rilke) – 3. Lectrices interdites (Kafka, Flaubert) : a.) Felice contre Felice ; b.) Mémoires de Flaubert – 4. Sorties (Mallarmé, Artaud) : a.) Néron ; b.) La littérature à la lettre

Éditions consultées

‑‑‑‑‑ Extrait de l’avant-propos ‑‑‑‑‑

Dès lors qu’on attribue à l’épistolier un rôle de chaînon manquant entre la vie et l’œuvre, il semble en tout cas raisonnable de l’affecter de l’hypothétique monstruosité généralement prêtée au yeti. Après tout, il y a bien, au centre de tout grand texte littéraire, quelques chose de monstrueux. Passer de l’homme à l’œuvre, c’est se retrouver du côté des démons qui envoûtent Artaud, ou des cloportes et des machines à torturer de Kafka ; du côté de Marcel, d’Albertine et de Charlus aussi, si friands de souffrances à éprouver ou à infliger ; ou encore du côté des singes, des idiots et des hommes sans tête de Flaubert, auquel vient peut-être répondre le Teste de Valéry, tête sans homme, monstre cérébral dont la bêtise, dit-on, n’est pas le fort. Passer de l’homme à l’œuvre, c’est devenir inhumain, c’est devenir Mallarmé, fantôme assigné au glacis de son stérile hiver. Quitte à y mettre le prix, comme en témoignent plus particulièrement les lettres de Baudelaire, tous les écrivains que j’examine œuvrent pour s’arracher à l’humanité, pour s’opérer de ce qu’il y a d’humain en eux : soit en particulier de la parole, en tant qu’elle est instrument de communication avec autrui.
L’épistolier est l’agent, ou du moins un des agents de ce devenir monstrueux, de cet arrachement à une parole humaine visé par l’œuvre. Rien d’étonnant alors si, du monstre, il a souvent la violence. On part en général de l’idée qu’il veut du bien à ceux à qui il s’adresse, mais rien n’est moins sûr. Il y a dans certaines correspondances quelque chose d’extraordinairement cruel, qui les tire du côté d’une activité sacrificielle. Et lorsque l’épistolier ne sort pas de l’humanité par la porte de la cruauté (ou de la perversion), alors parfois c’est la folie qui le guette : autre inhumanité, autre cruauté encore, dont quelqu’un comme Artaud fera son théâtre. Ce livre tente précisément de suivre les traces de l’entrée en inhumanité qui se produit avec l’épistolaire, en examinant les correspondances de Kafka, Flaubert, Proust, Rilke, Baudelaire, Mallarmé, Artaud et Valéry (pour les prendre dans leur ordre d’apparition). Avec leurs ressemblances et leurs singularités, ils représentent quelques-uns des moments essentiels de l’époque  moderne  de l’écriture. Leurs œuvres sont toutes les traces d’une expérience subjective  limite , dont les lettres permettent d’appréhender à la fois la fascinante radicalité, et sans doute une sorte de généalogie. Avec le choix auquel j’ai procédé (les correspondances représentent un corpus à la fois surabondant et toujours lacunaire), j’espère avoir réussi à donner à la figure de l’ épistolier  la consistance qu’il mérite. À vrai dire, je serai quand même déçu que l’abominable homme des lettres ne soit qu’une hallucination, qu’il soit impossible de le reconnaître, voire de s’y reconnaître un peu... 

Claire Devarrieux (Libération, 29 novembre 1990)

Lettres du yéti
De Flaubert à Artaud, la correspondance comme sas de disparition de l’écrivain. Un essai (im)pertinent de Vincent Kaufmann.
 
“ Je t’aime plus que je ne t’aimais à Paris ”, écrit Flaubert de retour chez lui, à Louise Colet, au lendemain de leur première nuit. “ Voilà, chérie, les portes sont fermées, c’est le silence, je suis de nouveau auprès de toi ”, écrit Kafka à Felice. Flaubert, Kafka : ils se retranchent derrière leurs lettres, ils miment un rapprochement impossible, ils inventent un espace où ils sont sans y être, présents et invisibles, tenant soigneusement à distance l’objet de leur amour. C’est l’apparent paradoxe étudié par Vincent Kaufmann dans L’Équivoque épistolaire, un essai (im-)pertinent, limpide, rempli d’affection pour nos monstres sacrés.
“ Si l’écrivain voulait communiquer, il n’écrirait pas, et cette possibilité idéale de ne pas communiquer est sans doute la raison pour laquelle il entretient souvent des correspondances volumineuses, acharnées, s’efforçant inlassablement de convoquer autrui pour mieux le révoquer. ” En explorant cette “ zone énigmatique ” entre vie et texte, Kaufmann s’avance modestement : “ L’épistolier serait ainsi le fameux chaînon manquant entre l’homme et l’œuvre, quelque chose comme le yéti de la littérature. ” Qui dit yéti dit hypothèse. Toujours est-il qu’avec cette hypothèse-là, s’amorce au fil de la lecture l’analyse du lien social de l’écrivain, qui ne fait rien d’autre que gérer sa propre disparition, une disparition dont la correspondance serait le sas idéal.
Si Proust s’abonne à l’absence en mettant “ ses crises d’asthme au travail, s’en servant comme d’une formidable machine à dérégler le temps ”, s’il entend être tranquille chez lui (comme Flaubert ou Kafka), Rilke écrit au contraire pour qu’on le loge, pour être enfin chez soi chez quelqu’un, ce quelqu’un se devant de ne pas être là, évidemment. Ses interlocutrices doivent pousser la discrétion très loin : “ La question du désir ne se pose pas ”, fait remarquer Kaufmann, en échange de quoi elles sont des lectrices possibles. “ De ses lettres, on peut dire encore qu’elles sont comme un journal intime que Rilke serait incapable de garder pour lui. ”
Même les correspondances les plus ingrates, comme les deux volumes de tracas financiers de Baudelaire dans la Pléiade, ou les onze tomes de politesses mallarméennes, deviennent ici une mine de symptômes (une mine éclairée par Lacan). Baudelaire : l’enfant ne cesse de demander pardon (“ à douze ans, il est déjà endetté jusqu’au cou ”), et l’adulte reconnaît sans trêve sa dette, essentiellement envers sa mère : “ L’épistolaire tient lieu pour Baudelaire de fausse monnaie (... ) : tout se passe comme s’il écrivait des lettres plutôt que de payer ses dettes, ou même, plus fondamentalement peut-être, pour ne pas les payer. ” Baudelaire est ainsi hors-la-loi. Mallarmé, lui, exerce une autre forme de transgression : à partir d’un certain moment, il se rend totalement impersonnel. Ses lettres deviennent “ un programme symbolique minimal, une façon de rejouer le symbolique sans implication subjective. Elles sont comme l’ombre laissée par une parole qui aurait disparu (...) ”.
Il y a encore le style Valéry : la recherche d’un lecteur unique, qui ne serait autre que lui-même, et en attendant, Gide fera l’affaire. Il y a la singularité d’Artaud, qui pulvérise la notion même de destinataire. Il y a toute sorte de comportements (textuels) et de figures dans L’Équivoque épistolaire. Kafka, Flaubert, Proust, Rilke, Baudelaire, Mallarmé, Artaud, Valéry : “ Avec leurs ressemblances et leurs singularités, ils représentent quelques-uns des moments essentiels de l’époque  moderne  de l’écriture ”, prévient Vincent Kaufmann dans sa préface. Est-ce abusif de dire aussi qu’en réhabilitant le personnage de l’épistolier, il met à jour une culpabilité (le traditionnel malheur de l’écrivain) ? “ Les correspondances, dit-il, préparent au deuil de l’autre ; c’est ce qui leur donne du même coup, très souvent, une valeur d’initiation à l’écriture proprement dite. ”

 




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année