« Double »


Jean Echenoz

Je m'en vais 

suivi de Dans l’atelier de l’écrivain ,
entretien réalisé par Geneviève Winter, Pascaline Griton
et Emmanuel Barthélemy

Prix Goncourt 1999


2001
collection de poche double n°17
256 pages
ISBN : 9782707317711
8.00 €
* Première publication aux Éditions de Minuit en 1999.


Ce n’est pas tout de quitter sa femme, encore faut-il aller plus loin. Félix Ferrer part donc faire un tour au pôle Nord où l’attend, depuis un demi-siècle, un trésor enfoui dans la banquise.

ISBN
PDF : 9782707324771
ePub : 9782707324764

Prix : 7.99 €

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Jean-Baptiste Harang (Libération, 16 septembre 1999)

Jean Echenoz, Arctique de Paris
« Il gagne énormément d'argent dans des affaires où il s'ennuie énormément, c'est qu'il n'est pas tous les jours exaltant d’avoir le monopole mondial du Velcro. »
 
« Un nouveau livre de Jean Echenoz est un peu comme un cadeau, on est heureux, heureux qu'il ait pensé à nous, on s'attarde sur l'emballage, et, pour tout dire, on a peur d'être déçu. Non pas qu'on manque de confiance en lui, au contraire, mais en prenant le livre en main, on se rappelle la fragilité de sa littérature, cette littérature de la fragilité, de la modestie, de la drôlerie, tirée sur un fil tendu où le moindre faux pas vous jette dans un vide sans écho. On lit les quatre lignes écrites derrière : “ Ce n'est pas tout de quitter sa femme, encore faut-il aller plus loin. Félix Ferrer part donc faire un tour au pôle Nord où l'attend, depuis un demi-siècle, un trésor enfoui dans la banquise. ” C'est tout un art d'écrire derrière les livres. On le retourne, on le regarde en face, le m'en vais, dit le titre. On va le lire, le livre aussi commence ainsi : “ Je m'en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. ” Quatre fois “ je ” pour deux petites phrases. Ce “ je ” ci, on le connaît, c'est Ferrer, Félix Ferrer. On pourrait presque dire qu’on le reconnaît si on avait bien lu le précédent livre de Jean Echenoz, Un an, mais là, c'était Victoire qui partait, Félix, on le laissait pour mort. Ça n'a rien à voir. On tourne la page. Page 9 : “ Il parvint au sixième étage moins essoufflé que j'aurais cru ”, c'est Ferrer qui parvient au sixième étage, il va frapper deux coups légers sur la photo d'un ex-matador qu'on a punaisée sur la porte. Ce n'est donc pas lui le “ je ” qui aurait cru que Ferrer serait tout de même un peu plus essoufflé, surtout que Ferrer, on le verra, côté cœur, ce n'est pas ça. Non, ce “ je ” est un autre, un narrateur discret qui de temps à autre sort la tête au-dessus du texte, pour respirer un peu, un narrateur ou bien l'auteur lui-même. C'est à ces petits clins d'œil hors de l'eau qu'on reconnaît à coup sûr un roman d'Echenoz. Des “ je ”, des “ nous ” (page 62 : “ Mais nous ne pouvons, dans l'immédiat, développer ce point vu qu'une actualité plus urgente nous mobilise : nous apprenons à l'instant en effet, la disparition tragique de Delahaye ”), des “ vous ” (page 70 : “ Vous avez le cercueil sur tréteaux, disposé les pieds devant. À la base du cercueil, vous avez une couronne de fleurs à l'ordre de son occupant. Vous avez le prêtre... ”, il s'agit de vous donner la recette de l'enterrement, puisque, on l'a dit, Delahaye vient de disparaître), ou les deux personnes du pluriel d'un même geste (page 86 : “ Changeons un instant d'horizon, si vous le voulez bien, en compagnie de l'homme qui répond au nom de Baumgartner ”) ou bien “ tu ” (page 102 : “ Tu parles ”), d'autres “ nous ”, des “ on ”, jusqu'au retour excédé du “ je ” à l'ouverture du chapitre 28 : “ Personnellement, je commence à en avoir un peu assez, de Baumgartner ”, page 189. On ne va d'ailleurs pas tarder à lui régler son compte, à Baumgartner, avec son nom de directeur de la Banque de France et son talent de transformiste.
Jean Echenoz ne nie pas qu'il convoque parfois en renfort les autres personnes de la conjugaison pour écrire à la troisième, il dit : “ On change de caméra, il y, a plusieurs caméras sur le plateau, on change d'angle, de focale, à chaque fois j'ai l'impression de décaler les choses, de prendre du recul, ce « je » qui intervient de temps en temps depuis la page 9, c'est à la fois le narrateur et l'auteur, c'est-à-dire moi, peut-être un peu plus que pour d'autres, « je », J.E., ce sont mes initiales. 
Ces discrètes et fantasques caméras sont donc braquées tour à tour sur notre ami Ferrer, galeriste nonchalant et désabusé, elles le suivent au plus près un chapitre sur deux ce qui lui laisse largement le loisir de partir pour le pôle Nord, tandis qu'aux autres chapitres alternés, six mois plus tard, et sans qu'on perde le fil, le même Ferrer se démêle avec ses difficultés financières, sexuelles et existentielles, et se sort avec de belles cicatrices et une magnifique visiteuse d'hôpital d'un infarctus carabiné. Les deux lieux et les deux temps du récit finiront bien par se rejoindre, l'été suivant dans un Issy-les-Moulineaux de demi-deuil, un personnage double n'en fera plus qu'un, et les crimes trouveront leur coupable.
Entre-temps nous aurons appris qu'il pousse des cèpes occasionnels en arctique, que tout est bon dans le phoque, “ c'est un peu l'équivalent polaire du porc : sa chair se grille, se poche, se mijote, son sang au goût de blanc d'œuf donne un boudin correct, sa graisse permet de s'éclairer et de se chauffer, on fait de sa peau d'excellentes toiles de tentes, ses os donnent des aiguilles et ses tendons du fil, on fabrique même avec ses intestins de jolis voilages pour la maison. Quant à son âme, une fois l'animal mort, elle demeure dans la pointe du harpon ” (page 66), de passage dans la région, on peut le préparer avec des cèpes. Les ours sont gauchers. On apprend donc beaucoup de choses, comment réussir un enterrement, que “ promiscue ” n'a pas de masculin, où trouver les pôles sur un planisphère tant ils sont rétifs à l'espace plat, que là-bas, “ les journées sont interminables, les distractions sont nulles, il y fait un temps de chien ”, et qu'à bien y réfléchir, c'est partout pareil. Ainsi, une fois de plus, Jean Echenoz a réussi son affaire, à faire sourire avec de la tristesse, à faire aimer avec de l'amertume, à faire rêver avec des contingences. Et, lorsque tout est fini, que le cœur de Ferrer a lâché, qu'il n'y a plus de place que pour la nuit ou le blanc de la page, le texte se poursuit “ ce n'était pas le noir qui envahissait l'écran comme un téléviseur qu'on ferme, non, son champ visuel continua de fonctionner comme enregistre encore une caméra versée par terre après la mort subite de son opérateur, et qui filme en plan fixe ce qui lui tombe sous l'objectif un angle de mur et de parquet, une plinthe mal cadrée, un élément de tuyauterie, une bavure de colle à l'orée de la moquette ”, cette caméra désabusée se réfugie dans les détails lorsque l'essentiel est indicible ou aveuglé, elle sait se mettre hors du jeu, et près du je, du je j-e, comme Jean Echenoz. »

Pierre Lepape (Le Monde, 17 septembre 1999)

Petites nouvelles du coma
Félix, déjà présent dans Un an, reparaît pour quitter sa femme. Mais, rupture pour rupture, il décide d'aller plus loin, sur le cercle polaire, où l'attend un trésor. De retour à Paris, le marchand d'art perd tout repère. Errances, fuites, absences, identités incertaines, trahisons, mensonges... Jean Echenoz décrit avec virtuosité une réalité en trompe-l'œil.
 
« Le précédent roman de Jean Echenoz s'intitulait Un an. Une jeune femme prénommée Victoire, “ s'éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée ”, découvrait près d'elle son amant, Félix, mort dans leur lit. Elle décidait de s'enfuir. Pendant “ un an, un peu moins d'un an ”, elle errait sur les routes, de ville en village et de fuite en fuite, avant de rencontrer dans un bar parisien, accompagne d'une belle femme prénommée Hélène, ce Félix qu'elle avait cru et qu'elle avait vu mort. Le roman se refermait sur cette énigme et sur ce glissement d'identité.
Le héros de Je m'en vais se prénomme Félix. Il a cette fois un nom, Ferrer. Le premier dimanche soir de janvier, il annonce à sa femme, Suzanne, qu'il la quitte : “ Je m'en vais ”. Le roman s'achève “ un an pile moins deux jours ” après la séparation de Félix et de Suzanne. Ferrer, qui vient de se faire jeter par Hélène, la fiancée avec laquelle il espérait, comme on dit, refaire sa vie, retourne à la maison où il habitait avec Suzanne. C'est le réveillon. Dans le pavillon rempli d'invités, personne ne sait vraiment qui est qui. La jeune femme qui accueille Ferrer ne connaît pas de Suzanne, mais elle l'invite à entrer : “ Bon, dit Ferrer, mais je ne reste qu'un instant, vraiment. Je prends juste un verre et je m'en vais. ” Les quatre premiers mots du livre sont aussi les quatre derniers et le titre, manière de faire croire que la boucle est bouclée, alors que Félix et le lecteur nagent dans l'incertitude. Ajoutons qu'entre-temps nous avons, à plusieurs reprises, croisé le chemin de Victoire.
L'utilisation de personnages récurrents dans une œuvre romanesque est destinée, songeons à Balzac, à donner à la fiction un air supplémentaire de réalité. Elle organise de livre en livre des réseaux, croise des biographies, multiplie des rencontres, comme dans la vie. Le réel est ce qui a lieu plusieurs fois. Encore faut-il que ces figures familières soient douées d'une certaine stabilité, qu'elles soient identifiables autrement que par le nom ou le prénom que l'auteur leur attribue. Ce n'est pas tant parce qu'Eugène de Rastignac apparaît dans une trentaine de romans de La Comédie humaine qu'il sert de repère et de balise, mais parce que du Père Goriot aux Comédiens, de ses débuts de provincial râpeux à son fauteuil de ministre de l'Intérieur, il demeure ce qu'il est : fou d'ambition, roué, énergique et sans scrupule. Chez Jean Echenoz au contraire, on ne semble construire des phares que pour mieux tromper les navigateurs. Plus la structure romanesque est précise, les bornes temporelles soigneusement plantées, les phrases lisses comme des sous neufs, plus nous avons le sentiment de glisser sur une réalité biaisée, insaisissable et trompeuse. Pire : nous nous enfonçons dans cette forêt de leurres avec délectation.
L'arme la plus redoutable d'Echenoz est sa séduction. Ses ennemis littéraires le savent bien, qui ont eu tôt fait de lui coller le masque du diable ou celui du joueur de flûte de Hamelin. Tant de talent et tant d'attraits, tant de charme et tant de virtuosité pour mieux nous pousser hors du chemin droit et sérieux, pour éroder les certitudes, mettre en échec la raison, court-circuiter les vérités établies, ridiculiser les faiseurs de systèmes et leurs laborieux et ennuyeux bricolages, c'est du détournement de lecteurs.
Voyez Je m'en vais. L'histoire devrait être dramatique. Un quinquagénaire léger, cynique et traversant l'existence avec une désinvolture libertine – il tient une galerie d'art contemporain, c'est tout dire – est victime d'un malaise cardiaque ; d'un bloc auriculo-ventriculaire de deuxième degré type Luciani-Wenckebach, précise le narrateur. (C'est d'ailleurs – tout s'explique – parce qu'elle avait pris cet endormissement des fonctions vitales pour la mort que Victoire, l'héroïne d'Un an qui dormait alors aux côtés de Félix, s'est enfuie.) Le médecin de Félix lui annonce que son cœur est usé, qu'il est à la merci d'un nouvel accident, cette fois fatal, qu'il doit ralentir, mesurer ses efforts et ses émotions, devenir vieux tout de suite s'il veut avoir des chances d'être vieux plus tard. Je m'en vais, c'est aussi ce que murmurent, les agonisants.
Mais rupture pour rupture, départ pour départ, Félix décide d'aller voir ailleurs, plus loin, beaucoup plus loin. À la recherche d'un Graal assez dérisoire, un trésor archéologique, une cargaison d'objets d'art paléobaleiniers, reposant depuis un demi-siècle dans les cales d'un bateau échoué sur une banquise près du cercle polaire. Chaque époque a les Graals qu'elle peut ; Félix escompte une fortune de ces défenses de mammouths sculptées et de cette “ collection de crânes aux bouches colmatées par des rails d'obsidienne, aux orbites obturées par des boules d'ivoire de morse incrustées de pupilles de jais. ” La mort est un commerce.
Comme la mort, le pôle est un lieu où toutes les différences s'abolissent, dans une blancheur d'hôpital. Le jour, la nuit, l'est, l'ouest, la mer, le ciel, la terre. Sa récolte d'objets funéraires faites, Félix rentre à Paris, mais ne retrouvera jamais plus de point fixe ni de ligne sûre. Errances, fuites, absences, identités incertaines et interchangeables, trahisons, mensonges, amours en trompe-l'œil, c'est comme si le réel s'échappait par tous les bouts comme si la vie n'était plus qu'une drôle d'histoire, moins gouvernée par les caprices – somme toute raisonnables – d'un romancier, pas davantage par le jeu complexe des passions et des désirs – Félix n'en éprouve plus guère –, mais par le jeu aléatoire des rencontres, la mécanique des habitudes, la circulation inattendue des humeurs.
Dans la description de cet entre-deux, l'efficacité narrative de Jean Echenoz est à son sommet – il est assez difficile d'expliquer de quoi elle faite, tant le rythme qu'impose Echenoz et l'adhésion spontanée qu'il suscite se prêtent mal aux lenteurs de l'analyse. On remarquera toutefois l'absence dans Je m'en vais de ces phrases et de ces paragraphes de remplissage dont Kundera parle dans son Art du roman comme d'une sorte de fatalité esthétique (elle existe aussi en peinture et en musique). Chez Echenoz, chaque phrase compte. Les informations qu'elle donne, la touche de sens qu'elle pose sur le tableau sont strictement indispensables à la compréhension sensible de l'ensemble. Utilisation joueuse des temps verbaux, glissements de la place du narrateur, références littéraires et citations, modifications de la “ couleur ” narrative, changements de focale du macroscopique au microscopique, raccourcis fulgurants : “ On s'en fut le jour même, les voilà qui s'éloignent. ”
Mais en même temps, cette extrême densité de ce qui est dit est comme gommée et contestée par la grâce et la légèreté allègre de la manière de dire. Il y aurait plus qu'une faute de goût à appuyer et à peser : une faute de morale et de pensée. Echenoz porte certes sur ce monde contemporain qu'il décrit un regard critique radical. Un monde glacial, aseptisé, superficiel, déjà virtuel, à ce point adonné au culte des images qu'il ne parvient plus à les distinguer de la réalité. Une maladie de cœur généralisée, une figure du coma. Des individus étrangers les uns aux autres et étrangers à la réalité qui les entoure.
Ce monde-là a tout intégré, tout avalé pour accroître encore son pouvoir d'illusion : la dénonciation, la véhémence, la force du discours et jusqu'à la recherche de la vérité, jusqu'à la puissance du négatif. Le refus lui-même est devenu un spectacle qu'on applaudit, une figure mondaine et une valeur marchande.
Ne reste peut-être à l'artiste que la légèreté. La manière joueuse, nerveuse et pour tout dire rusée de remettre les choses à leur place sans avoir l'air d'y toucher. De rebrancher le contact. Les romans de Jean Echenoz sont une leçon de choses prodiguée par un maître faussement nonchalant. On apprend à y regarder les êtres, les objets, les actions et les événements non comme ils se présentent, sous la forme d'images plates, mais sous toutes leurs dimensions : de dos, de profil, vus du dessous ou du dessus. Sous ces angles et ces modes inhabituels, dans cette étrange nouveauté, les maquillages s'accusent, les belles raisons livrent leur part de folie, les mensonges se retournent comme des gants. Les drames tournent à la comédie et les comédies au drame.
Dans les traités de théologie médiévaux, dans le vedânta des Indes et chez Wittgenstein, il est souvent question de la méthode apophatique. C'est une manière d'approcher de la connaissance d'un objet, directement inaccessible, en procédant par négations successives. Définir quelque chose par la somme de ce qu'il n'est pas. Dieu, la vérité, le temps, l'être, le monde. Echenoz a mis au point un apophatisme de la littérature : retrouver le réel en décrivant son évanouissement. Ce serait succomber à un faux-semblant, encore, de confondre cette rigueur, cette tension jubilatoire et ce bonheur de la lucidité avec un quelconque nihilisme.
Il appartient aussi aux grands écrivains de ne pas se tromper de plaisir. Dans la galerie d'art de Félix, il y a un tableau que regarde un collectionneur. “ Une grande huile sur toile marouflée 150x200 représentant un viol collectif, accrochée au début de l'été dans un grand cadre en fer épaissement barbelé. Au bout de vingt secondes de contemplation, Ferrer le rejoignit. Je pensais bien que ça vous parlerait, dit-il. Il y a quelque chose, hein ? ” »

Daniel Rondeau (L’Express, 23 septembre 1999)

Le chant des départs
 
« C’est souvent le premier pas qui coûte, et pas seulement dans les romans. La première et la dernière phrase du livre d'Echenoz sont les mêmes. Elles ont donné leur titre au livre : Je m'en vais. Cette façon d'entrer et de sortir est bien dans la manière de Jean Echenoz. Partir ne veut jamais dire que tout est fini mais que tout commence. Ses personnages commencent toujours par quitter leur maison, leur hangar, leur femme et, quand ils nous quittent vraiment, ils ont souvent l'air de nous regarder en disant : “ Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? ”
Jean Echenoz est un romancier de cinquante deux ans, l'un des meilleurs de sa génération. Sa génération ressemble à toutes les autres, sauf qu'elle n'a jamais brillé par son humour. Lui n'en a jamais manqué. Le sien, proche d'une malice existentielle, est même assez exubérant, pour un auteur qui se contrôle. Le lecteur l'imagine très bien riant tout seul. Comme romancier il a exploré diverses possibilités. Il s'est essayé au drame policier, au livre d'aventures, au roman d'espionnage. Rappelez-vous Cherokee ou Lac. C'était sa façon de faire ses gammes, en se souvenant de ses lectures d'enfant. Il n'est pas donné à tout le monde de piller son jardin d'images. Echenoz s'en est bien sorti, en racontant des histoires avec une technique très sûre, qui ne gâte pas l'émotion. C'est ainsi qu'il est devenu Echenoz, en se libérant de ses gammes, par ailleurs fort réussies.
Je m'en vais est une tranche de vie moderne transformée en conte bizarre. Echenoz a parlé un jour de l'image du roman comme moteur de la fiction. Je m'en vais fonctionne par tableaux successifs. Un type qui s'en va (autoallumage), quelques femmes de passage à aimer (starter), un trésor à chercher (accélération), un mort présumé qui assassine son comparse (turbo). Le moteur fait un bruit agréable, sans surprise, la mécanique tourne bien.
Les personnages d'Echenoz ressemblent à de grands blessés de la vie et la vie est molle. Ils n'attendent rien de bon et ont cessé de fumer sur les conseils de leur cardiologue, mais Dieu ! qu'il est difficile de vivre sans pétuner : “ Dès lors, si sa vie ponctuée de Marlboro ressemblait jusqu'alors à l'ascension d'une corde à nœuds, désormais privé de cigarettes il s'agit de grimper, indéfiniment, à la même corde lisse. ”
Les jours selon Echenoz semblent faits pour qu'il ne s'y passe rien, seulement quelques ennuis domestiques, et les hommes ne croient pas à ce qu'ils font, à peine à ce qu'ils sont. Le romancier nous donne pourtant quelques preuves de leur existence. Ils dégivrent leur réfrigérateur avec un sèche-cheveux et un couteau à pain et se brossent les dents tous les matins, “ jusqu'à l'hémorragie sans jamais se regarder dans la glace, laissant cependant couler pour rien dix litres d'eau municipale ”.
Le prototype de l'homme d'aujourd'hui – un sceptique passif – est un galeriste, ce qui est bien normal en un temps où l'ivresse de l'art est souvent limitée aux satisfactions d'un marché, par ailleurs morose. Les plasticiens ne se vendant plus, “ il envisageait maintenant de porter le gros de ses efforts sur des pratiques plus traditionnelles. Art bambara, art bantou, art indien des plaines et toute cette sorte de choses ”. Chaque époque s'invente son maître mot. Pour la fin des années 90, les marchands d'art et d'épicerie ont choisi : ethnique. On est toujours l'ethnique de quelqu'un, comme le constate le galeriste de Je m'en vais. Sur la banquise, au-delà du cercle polaire, la tendance est aux maisons en kit, aux supermarchés et aux cassettes pornos.
Les femmes à aimer sont innombrables, on en rencontre partout, elles ne disent jamais non, mais leur amour reste imprévisible et fuyant. L'amour est d'ailleurs un bien grand mot – presque un gros mot, pour l'époque ; personne n'en parle. Les femmes de Je m'en vais doutent de tout. On les comprend de ne pas offrir un cœur trop accueillant à ce galeriste sympathique et miteux, même s'il s'en trouve une ou deux pour s'accrocher. Je ne sais pas si c'est un signe des temps, mais seul l'assassin fait son métier avec sérieux. N'a-t-il pas commencé par se faire mourir ?
Ces personnages ne nous ennuient jamais, même si ces perpétuels angoissés s'ennuient toujours un peu en leur propre compagnie. Ils ont du mal à savoir où ils en sont, qui ils sont, où ils vont. Toutes questions qu'ils n'ont guère l'occasion de se poser, sauf quand ils sont enfermés dans la carlingue d'un avion. “ On essaie un moment, on se force un peu mais on n'insiste pas longtemps devant le monologue intérieur décousu qui en résulte et donc on laisse tomber, on se pelotonne et s'engourdit, on aimerait bien dormir, on demande un verre à l'hôtesse car on n'en dormira que mieux, puis on lui en demande un autre pour faire passer le comprimé hypnotique : on dort. ” Chacun voit que la situation est grave : nous vivons dans un monde absurde.
Il y a du sociologue chez Echenoz. Je dis cela sans penser à mal. L'auteur a lu le catalogue de Manufrance et les Actes de la recherche en sociologie. Il sait que la vérité de l'homme se cache aussi dans les objets et dans ses habitudes (lire page 120 le récit d'un amour de rencontre contrarié par un Babyphone). Mais si Echenoz s'empare du monde par le petit bout de la lorgnette, cela ne l'empêche guère de le déformer et de le juger. Le réel est un matériau que le romancier méprise suffisamment pour s'en évader et pour le juger, en moraliste qu'il a toujours été, malgré la légèreté de sa plume. »

Patrick Grainville (Le Figaro, 24 septembre 1999)

L'exotisme de la banquise
 
« Comme souvent dans le roman contemporain, le résumé de l'intrigue donne une faible idée de l'affaire. Disons qu'il s'agit d'un roman d'aventures doublé d'un polar. Ferrer, le héros, en instance de divorce, est un assez beau gosse (on ne le vérifie qu'à la fin, mais on l'a deviné tout de suite). Galeriste, il fait dans le post-Duchamp, vend des lubies et des gadgets. Mais c'est la crise, les dettes. En filigrane du roman d’aventures, Jean Echenoz dresse un tableau cocasse du milieu de l'art. Fric et chiqué, bobards. Ferrer campe un quidam assez grandiose, côté femmes. Il excelle. II ouvre le bec. Elles tombent. Laurence. Victoire, Bérangère, Sonia. Hélène. Les prénoms sont importants car assortis de portraits rapides et suggestifs. Identité bien épinglée. Or, une des réussites du roman tient à cette question de l'identité. Hélène, l'ultime amante, est difficile à définir par exemple... Mais Delahaye, le collaborateur direct de Ferrer, lui, trimballe une dégaine impayable... Tout cela devrait nous inviter à la méfiance. Cette insistance sur les vêtements, visages... On ne sait jamais.
L'aventure démarre quand Delahaye, le comparse, informe Ferrer qu'un navire a fait naufrage sur la banquise quarante ans plus tôt. Il transportait un lot d'œuvres inestimables : de l'art boréal, paléobaleinier ! Masques, objets, bricoles ruineuses. Ferrer ne fait ni une ni deux, monte une expédition au pôle. On se dit : c'est Croc-Blanc qui recommence ! Moby Dick peut-être ou Paul-Emile Victor, à défaut... Mais on sait bien que ce n'est pas du tout le genre d'Echenoz. N'empêche, on s'embarque sur un brise-glace. Et c'est farci de détails techniques sur le navire, ses instruments et ses usages, le paysage, les brouillards déformants, le soleil démultiplié. Echenoz fait toujours montre d'une grande exactitude dans la peinture des objets Cela n'entraîne chez lui aucun naturalisme, aucun déterminisme. Hommes et choses se juxtaposent, pointés, perçus, étiquetés sans horizon philosophique. C'est notre monde factice et matériel. Mais n'attendez aucune critique façon Baudrillard ou Debord. Le romancier décrit. regarde. À vous de commenter. Deux guides locaux amènent Ferrer à son trésor. Ils portent des noms délicieux. Je n'en donnerai qu'un : Napaseekaldak ! Ferrer, incorrigible, arrive à lever une vahiné des neiges, petite Inuit peut-être, de la famille d'Aputiarzuk ! L'exotisme polaire, ça existe...
Évidemment, l'aventure connaît quelques aspérités, déboires. Le polar change les cartes. Rien de très neuf dans les retournements et coups de théâtre. Sauf à la fin, tout de même. Une vraie surprise. Bien sûr, chez Jean Echenoz la manière prime la matière. Parodie du roman d'aventures et du polar dans la foulée ? Certes. mais déjouer les genres, démystifier, aujourd'hui, pas mal de gens font cela fort bien. Echenoz, par exemple, vous dégonfle la banquise, les chiens de traîneaux, les morses avec brio. Il a des métaphores triviales et rigolotes sur les icebergs. Refus du mythe et de l'épique. Mais ce qu'il fait de mieux est ailleurs et partout. Une manière d'imprégner la totalité du récit d'un raz-de-marée de charmes tous azimuts. Il vous emploie le présent à contre-courant. L'imparfait pour le présent. Il vous propose des futurs et des conditionnels hardis. Le romanesque chez lui n'est pas frontal mais se faufile à contre-pied. Des interventions d'auteur primesautières qui accélèrent le récit, sautent les transitions et vous jouent bien d'autres tours. Des apartés parasitaires, des remarques et des spéculations imprévues sur le dimanche des cormorans, les accidents coronariens, le sexe des morses, le vol des cigognes, le maniement du goupillon, les Babyphones ou le calme des centres spirituels qu'on ouvre dans les aéroports... En désamorçant systématiquement la mécanique du romanesque patenté. Echenoz invente de nouveaux climats. L'exotisme ne se rencontre plus sur la banquise niais découle de ce qui la dissout.
Par exemple : Ferrer ne pourrait être qu'un fantoche parodique manipulé par un romancier ironique et démystificateur. On connaît la chanson. Mais par bonheur, c'est plus subtil. Ferrer devient un personnage attachant, fluide, fumiste. Volage, justement. Un acrobate assez gracieux. On aimerait bien vivre dans l'univers d'Echenoz où rien n'est écrasant ni fatal. Avez-vous remarqué que c'est un monde où on ne croit pas, où on n'adhère pas à la mort, où le ton volatilise le tragique. Tout semble choisi selon une vision esthétique, une utopie en somme, un art qui exorcise l'horreur. »

Tiphaine Samoyault (La Quinzaine littéraire, 16 septembre 1999)


La libre circulation des valeurs littéraires
Le lecteur qui chercherait à échapper à la fascination que les romans d'Echenoz exercent sur lui ne pourrait y parvenir avec Je m'en vais. Pas plus qu'il n'est loisible à Félix Ferrer, le personnage principal, de s'en aller vraiment, malgré le programme ouvert par le titre, il n'est non plus offert de sortir de cet univers, auquel une construction solide et des lois de fonctionnement purement verbales assurent une parfaite autonomie.
 
« Ça circule. Personnes et biens voyagent, se transportent, disparaissent, meurent, ressuscitent, se perdent, s'échangent, se retrouvent. Les douanes volent là où on ne les attend pas, même si, “ entrés en vigueur en 1995, les accords de Schengen instituent, on le sait, la libre circulation des personnes entre les pays européens signataires. ”
Soit un marchand d'art qui tente de pallier les faiblesses du marché de la peinture contemporaine en se spécialisant dans les objets inuit. Soit son assistant qui découvre un filon dans une épave échouée dans la banquise “ alors qu'elle faisait route entre Cambridge Bay et Tuktoyaktuk ”. Soit un mystérieux Baumgartner, qui intervient au moment où l'assistant disparaît, qui doit bien avoir quelque chose à faire dans cette histoire, et dont on comprend progressivement qu'il attend le retour du pôle de Ferrer pour récupérer le magot. Les deux fils s'enchaînent alors jusqu'à la fin.
L'alternance du point de vue sur l'un et l'autre personnage est le fait d'un narrateur extrêmement malin, qui semble même en savoir plus qu'il n'en dit et distribue les indices avec délicatesse, qui tient aussi à rappeler sa présence : “ Changeons un instant d'horizon, si vous voulez bien, en compagnie de l'homme qui répond au nom de Baumgartner. Aujourd'hui vendredi 22 juin, pendant que Ferrer piétine sur la banquise, Baumgartner porte un complet croisé de laine vierge anthracite, une chemise ardoise et une cravate fer. ” Ce narrateur est un personnage pris concrètement dans les rets de l'histoire, n'ayant d'autre choix que de la suivre et de l'analyser. À la fin du livre : “ Nous n'avons pas pris le temps, depuis presque un an pourtant que nous le fréquentons, de décrire Ferrer physiquement ” ; au début : “ Il parvint au sixième étage moins essoufflé que j'aurais cru. ”
Les deux personnages principaux portent chacun un destin romanesque que la narration défait progressivement. Ferrer conduit le roman d'aventures : expédition au pôle, traversée de la banquise en skidoo, recherche hasardeuse d'une mystérieuse épave, caractère spectral de la région et démultiplication des soleils “ par effet de parhélic ” qui donnent à la Nechilik l'apparence d'un vaisseau fantôme. Mais ces ingrédients fidèles du roman d'aventures, tout droit sortis d'un roman de Jack London, sont mis à mal par le récit et l'aventure se limite à un contexte. Peu de péripéties en effet, pas de problèmes pour localiser le bateau, trouver les malles remplies d'objets précieux, pas de problèmes pour passer la douane et ramener les objets d'art en France. Les seuls soucis rencontrés sont d'un ordre tout différent : fabriquer des caisses pour transporter les objets, faire face à la très généreuse hospitalité inuit, supporter l'attente, à Port radium : “ vingt petites maisons aux couleurs suaves, aux toits de tôle, avec deux barres d'immeuble qui donnaient sur le port. ”
Baumgartner, lui, conduit un roman policier possible, avec planques, changement d'identité, cavale, poursuite... Il délègue le sale boulot à une figure tout droit sortie d'un Poulpe, Le Flétan, drogué jusqu'à l'os, vivant dans un bouge au métro Château-rouge et dont il n'hésite pas à se débarrasser une fois le travail fait. La narration s'y prend autrement pour déconstruire le roman policier ; elle n'évite pas les péripéties mais réduit le suspense à néant, distribue les indices à contretemps, fait de l'issue de l'enquête un moment comme un autre. Enfin, en circulant l'une dans l'autre, notamment à travers leurs lieux communs du blanc et du froid, les deux histoires se phagocytent l'une l'autre et deviennent le lieu d'un travail poétique sur la circulation du sens dans le langage.
De la même façon qu'histoires et personnages échangent un certain nombre d'éléments, l'écriture descriptive de Jean Echenoz pratique génialement la permutation des signes et c'est ce qui la rend absolument singulière. “ Il est, chacun peut l'observer, des personnes au physique botanique. Il en est qui évoquent des feuillages, des arbres ou des fleurs : tournesol, jonc, baobab. ” D'autres ressemblent à des armes, leurs vêtements semblent faits de matière dure. Les propriétés des tissus et des architectures s'échangent, l'intérieur d'un appartement est décrit comme un “ terrain vague intérieur, terrain vague retourné comme un gant ” et, à Wager Bay, les “ carrefours étaient jonchés de sombres masses de métal ou de ciment, de lambeaux de plastique pétrifiés. ” Le mou devient dur, ce qui est vertical penche dangereusement (“ il se déplaçait avec une prudence instable et déséquilibrée, se retenant au dossier des chaises comme à un bastingage par force 9 sur l'échelle de Beaufort ”), rien n'est sûr. Tout peut toujours, grâce à la comparaison, devenir autre chose que ce qu'il est : les voitures dans les embouteillages “ progressent par saccades comme une toux ” ; la vie sans cigarettes est comparable à l'ascension indéfinie d'une corde lisse ; le crépuscule “ allonge indéfiniment les ombres des choses immobilières et végétales ” ; à propos de Flétan, “ des stries crasseuses parcourent son visage comme des avant-propos de rides. ”
Le monde repose sur ces équilibres nouveaux créés par la circulation des signes, des valeurs variables accordées aux objets ; il semble toujours prêt à s'effondrer ou à se reconstruire au même moment, exactement de la même façon que les personnages sont toujours prêts à disparaître. Il devient malléable, comparable au corps qui se transforme en passant une frontière, “ le regard change de focale et d'objectif, la densité de l'air s'altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu'au soleil lui-même qui a une autre tête. ” Tous ces échanges, ces substitutions et ces renversements d'univers apparaissent comme une manière, pour ce texte qui place en son centre un marchand d'art et ses objets, de s'interroger sur les troubles de l'univers et de ses artifices, sur la mystification et sur le faux.
Dans un film de 1973 intitulé F. for Fake et qui raconte plusieurs histoires de faussaires, Orson Welles conclut : “ l'art est un mensonge qui fait comprendre la réalité. ” Par une écriture constamment en trompe-l’œil, Jean Echenoz parvient à faire tenir ensemble une construction d'univers autonome et un dévoilement étonnant de la vie quotidienne, de notre monde commun. L'autonomie est assurée par des allusions nombreuses à ces précédents romans – Victoire, une auto-stoppeuse, une grande blonde, le sud-ouest, une histoire continuée sur un an, etc. – ainsi que des clins d'œil à la littérature – voir, par exemple, ce que devient Flaubert : “ il connaît la mélancolie des restoroutes, les réveils acides des chambres d'hôtel pas encore chauffées, l'étourdissement des zones rurales et des chantiers, l'amertume des sympathies possibles. ” Mais, comme selon la loi de cet univers, quand on croit être quelque part, on est aussi ailleurs, on entre aussi par là dans la réalité, le vieillissement, la maladie, des sentiments comme par mégarde, des hésitations, un découpage particulier du temps et de l'ennui, dans le froid et dans le blanc (qui sont les deux termes à la fois thèmes et images pour l'ensemble du roman) : “ le silence de feutre ménage une distance entre les sons, les choses, les instants mêmes : la blancheur contracte l'espace et ralentit le temps. ” Avec un narrateur qui circule lui aussi tranquillement d'un monde à l'autre en suggérant : je m'en vais ou je reste encore un peu, les deux se disent. »

Marie-Laure Delorme (Magazine littéraire, octobre 1999)


Echenoz s'en va loin
 
« C'est le romancier de la fuite. Comme s'il ne cessait de conjuguer, sous toutes ses formes et avec toutes ses variantes, le verbe “ partir ”. Son œuvre est faite d'abandons, de ruptures, de disparitions. D'êtres qui courent, errent, cherchent. Où se dirigent ces femmes brisées et ces hommes écorchés ? Vers un eux-mêmes dépouillé des scories de la vie antérieure. Mais quand on saute dans le vide, il faut prendre garde à ne pas être attaché à un élastique. Qui – tel un pantin désarticulé – vous ramènera dans ce passé honni. Avec Je m'en vais, Jean Echenoz retrouve ses thèmes de prédilection (la femme, la fuite, la fatalité) pour les porter au sommet d'une virtuosité incandescente. Car le talent de Jean Echenoz est semblable à une allumette Il peut tout à la fois, brûler et illuminer.
Félix Ferrer, galeriste parisien, quitte sa femme. Une vie ne doit pas ressembler à un placard rangé. Mais, rapidement, il semble passer d'une existence ordonnée à une autre existence ordonnée. Heureusement, son associé lui fait part un jour d'une extraordinaire découverte. En 1957, à l'extrême nord du Canada, un bateau nommé le Nechihk est reste bloqué dans la banquise. À son bord, une cargaison d'antiquités régionales réputées pour leur immense valeur. Alors Félix Ferrer, malgré les avertissements de son médecin, décide de faire le voyage afin d'enrichir sa galerie d'art et d'éprouver des sensations fortes. Tout se passe bien. Il revient chargé des précieux objets. Mais, parfois, les retours sont plus éprouvants que les départs. Dès son arrivée à Paris, les femmes se raréfient (voisine volatilisée) et les problèmes se multiplient (objets volés). Était-il bien utile de partir vers le pôle Nord pour changer de vie ?
Les personnages de Jean Echenoz sont des êtres physiques. Ils endurent dans leur corps les maux de leur âme. Ce qu'ils sont apparaît dans ce qu'ils font. Leurs gestes et leurs habitudes les trahissent et les révèlent à la manière d'une décalcomanie. S'asseoir devant une télévision au son coupé (Victoire parle peu), se retenir au dossier des chaises (Jean-Philippe Raymond aime la sécurité), s'occuper les mains à l'aide d'un paquet de cigarettes ou d'un téléphone portable (Sonia a peur du vide). Et préférer, dans le métro, le strapontin (ne surtout pas entrer en contact avec l'autre) à la banquette (tenter d'entrer en contact avec l'autre). C'est un monde à regarder, à décrypter, à comprendre. Car, dans Je m’en vais, l'énigme est partout. De l'histoire (où sont passés les objets volés ?) aux personnages (qui se dissimulent derrière ces noms inconnus ?). Quant à l'écriture, maîtrisée jusque dans ses recoins les plus intimes, elle dévale magnifiquement les pentes verglacées de la vie.
Il y a des scènes drôlissimes (le maniement du goupillon durant un enterrement) et des scènes éprouvantes (une auto-stoppeuse fait jaillir, en un dur éclat, la réalité du quotidien). Toute une radioscopie de l'état des lieux (le XVIe arrondissement visité et expliqué) et de l'intérieur des êtres (étouffer dans sa vie comme dans son corps). Sans oublier une magnifique définition des accords de Schengen entrés en vigueur en 1995. “ La suppression des contrôles aux frontières intérieures, ainsi que la mise en place d'une surveillance renforcée aux frontières extérieures, autorisent les riches à se promener chez les riches, confortablement entre soi, s'ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres qui, supérieurement bougnoulisés, n'en comprennent que mieux leur douleur. ”
Jean Echenoz pose un problème : trop de talent. Sa virtuosité peut être prise pour de la facilité ; sa pudeur pour de la superficialité. Pourtant, le romancier des Grandes Blondes (Éditions de Minuit, 1995) et d'Un an (Éditions de Minuit, 1997) s'en va loin dans les vies. Là où des êtres humains tentent de soulever le capot de leur existence asphyxiante. Aucun de ses livres n'est gratuit. Ils sont plantés dans une réalité économique vécue par des riches qui s'ennuient et des pauvres qui s'amenuisent. Dans Je m’en vais, il y a ces pages où Félix Ferrer voyage sur un brise-glace pour rejoindre l'extrême nord. Chacun des romans de Jean Echenoz est de la glace à briser. À l'extérieur-, tout est glace et lumineux : pirouettes et envolées. À l'intérieur, tout est frissonnant et sombre : noyades et douleurs. Mais ne le voit-on pas ? Ses livres sont enfants du silence et de la pudeur. Ils ne se prêtent pas, aussi facilement que l'on croit, aux applaudissements à tout rompre.

François Nourissier (Le Figaro magazine, 2 octobre 1999)


Echenoz : libre et intelligent
 
« Voici une lecture de bout en bout prenante et désopilante. Il se pourrait bien que le neuvième roman de Jean Echenoz (le premier, Le Méridien de Greenwich, date de 1979) fût aussi le meilleur. En tout cas, il confirme la cohérence, la solidité, la singularité d'une œuvre. La force d'Echenoz est que sa littérature (je désigne ainsi ce par quoi se manifeste et triomphe une intention littéraire) est nourrie de ce qui paraît devoir mettre à mal toute littérature : l'ironie, la dérision. Il pratique un réalisme innocent, méticuleux, sarcastique et, si j'ose dire, astucieux. Drôle de mélange ! Cette pluie d'adjectifs est destinée à donner une idée du “ regard que pose l'écrivain sur le monde ” – pour parler noblement. Echenoz voit tout (chère vieille “ école du regard ”!), et voit tout dans un sourire carnassier et indulgent à la fois. Le décor de l'aventure humaine est un peu ridicule, mais il faut faire avec. Et faire, si possible, gaiement. Une intrigue de polar, d'escroquerie. d'exotisme, avec galeriste très au goût du jour, donjuanisme fatigué et cadavres vrais et faux, convient à merveille à ce morceau de bravoure très contrôlé. Prière de lire les 246 pages dans l'ordre sans rien sauter : toute paresse serait punie par un “ déficit de plaisir ”, comme on dit maintenant.
Le héros de Je m'en vais, Ferrer, tient, à Paris une galerie d'art. Son assistant, Delahaye, lui indique un “ coup fumant ” : récupérer la cargaison – des œuvres de l'art esquimau, rarissimes, sans prix – d'un petit bateau pris par les glaces en 1957 et abandonné – mais où ? – depuis lors. Delahaye meurt en laissant à Ferrer les coordonnées du point où le Nechilik s'est encoublé, quelque part du côté du pôle Nord. Ferrer vient de divorcer : rien de meilleur pour le moral qu'un voyage. Voilà donc notre esseulé sur la route du Grand Nord, le roman sur ses rails et l'intrigue nouée. Carde drôles de personnages traînent autour de Ferrer. Ce Baumgartner, qui est-il, et ce Flétan ? Le galeriste, un peu naïf, a-t-il tiré les marrons du feu et les statuettes du froid pour le roi de Prusse ?
Il faut se laisser entortiller, abuser, désabuser, manœuvrer par Echenoz, qui s'y entend. On lit rarement récit aussi bien construit : l'articulation entre les épisodes est savante ; les enchaînements, loin d'être “ fondus ”, sont hérissés d'interventions de l'auteur, et pourtant tout baigne, tout coule. Premier prix de narration. René Belletto avait cette habileté, et Japrisot. Le roman est d'évidence composé, découpé, remonté très serré et, en même temps, Echenoz donne l'impression d'inventer son récit au fil de la plume. Donnez-nous beaucoup de négligents de cette sorte-là !
Les sujets traités, lieux visités, peintures d'atmosphères, portraits abondent. Voici les comédies de l'art moderne, la fatuité des plasticiens, le cynisme des marchands : voici la tristesse terrible et blanche de la banquise ; voici l'ennui d'être clandestin, traqué, solitaire. Villes inconnues, savanes suburbaines. Voici un infarctus, la mort frôlée, la réanimation, l'hôpital. Voici dix femmes qui passent, plutôt comestibles, juste assez mystérieuses, mais que Ferrer, pourtant amateur, ne dévore pas de bel appétit. Un peu de mal-vivre, peut-être ? L'auteur distille les bribes d'une vision globale des choses : il zoome sur des détails mais on sent la présence, là, derrière, de toutes les généralités irrespirables de “ la vie ”. Il faut prendre garde : à ce compte là, on referait vite La Nausée. Ce que voulant éviter, Jean Echenoz use du meilleur médicament contre les lourdeurs et spasmes des viscères : la drôlerie. Je le répète : Je m'en vais est un texte gai, vif, moqueur – vertus difficiles à pratiquer. »

Pierre Lepape (Le Monde, 4 novembre 1999)


Le paysagiste cartographe
 
« Le petit coup de folie du jury Goncourt va bien au teint de Jean Echenoz. Il aurait pu l'inclure dans l'un de ses romans. Dix personnes respectables attablées dans un grand restaurant discutent de la future attribution d'un prix littéraire, avec ce qu'il convient de paroles mécaniques, de propos convenus et de ce mélange d'étourderies et de calcul conformes à l'esprit du temps. On s'achemine tranquillement vers le dessert, dans une vague somnolence. C'est alors qu'il se produit un incident anodin, peut-être un verre que l'on renverse, un mot de travers dans la conversation ; et toute cette belle mécanique devient folle. Les masques tombent, la réalité se révèle telle qu'elle est : vide, prisonnière des discours qui sont censés la décrire, inconsistante, aliénée, étrangère. Autour de la table, on oublie sa position, ses devoirs, son agenda, sa routine. Et l'on décide sur le champ que Jean Echenoz et Je m'en vais recevront le prix Goncourt. Une douce folie, une manière d'hommage à cette fin de siècle dont Jean Echenoz est le paysagiste précis et ironique.
“ Je m'en vais ”, ce sont les premiers mots prononcés par le héros du roman d'Echenoz, qui vient de décider de quitter sa femme. Ce sont également les derniers mots du livre, émis par ce même héros lorsque, après une année d'errance et d'aventures, le cœur brisé, il revient hanter ce qui fut le domicile conjugal. La boucle est bouclée, la révolution est terminée, la parenthèse se ferme, le héros a simplement un peu vieilli. Il a connu des aventures qu'on dirait palpitantes à cause des dérèglements de son muscle cardiaque, il est allé jusqu'au pôle Nord pour récupérer un trésor d'ancien art esquimau, il a été volé et voleur, escroc et escroqué, séducteur et séduit, il a vécu. Il ne lui en reste qu'un vague malaise et un essoufflement.
De livre en livre, depuis Le Méridien de Greenwich, paru il y a vingt ans, Jean Echenoz s'est fait le cartographe de son temps. De ses séismes, de ses catastrophes, de son imaginaire, de ses objets, de ses rêves et de sa longue glissade hors du réel : dans les images, dans les fantasmes, dans les rêveries de conquête, dans l'éloignement de soi et des autres. Je m'en vais, c'est aussi la formule d'adieu d'un siècle bien incapable de savoir où il va et qui oublie même de se poser la question. il s'en va, c'est tout.
D'autres ont fait des drames. Par éthique littéraire, Echenoz a choisi d'en jouer et d'en rire. Plus notre quotidien est immoral, conditionné, soumis à la dictature de la marchandise, du mensonge et de la laideur, plus les discours qui l'accompagnent en rajoutent sur la morale, la liberté, la vérité et la beauté. Echenoz inverse la vapeur, sans proclamation, manifeste ou démonstration, ce qui serait encore du spectacle – et donc de l'illusion.
Je m'en vais est un miroir promené sur notre globe. C'est un roman réaliste qui raconte comment nous perdons le sens de la réalité et comment la vie nous échappe. Pour parvenir à saisir cet objet insaisissable, Echenoz multiplie les points de vue, du microscopique au macroscopique, les modes narratifs, les rythmes du discours, passant de l'extrême nonchalance à la vitesse des bolides, le régime des images et des métaphores. C'est à la fois délicieux et inconfortable, parfaitement précis et manigancé pour perdre le lecteur et le sortir de ses habitudes. L'aventure du livre se double de l'aventure de sa lecture.
On a beaucoup parlé de la virtuosité d'Echenoz. C'est le plus évident de ses talents : cette manière unique de faire briller chaque mot dans la phrase comme s'il était tout neuf et d'enchaîner les phrases comme des figures d'acrobatie suspendues au dessus du vide. Mais ces prouesses formelles, ce maniement de la langue à la fois si patient et si heureux ne doivent pas, à leur tour, faire illusion : Echenoz ne joue les funambules que pour mieux nous faire sentir la proximité du vide. »

 




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