Le sens commun


Jean Bollack
Heinz Wismann

Héraclite ou la séparation


1972
Collection Le sens commun , 408 pages
ISBN : 9782707303851
39.90 €


L'œuvre d"Héraclite est perdue et ne peut être retrouvée qu’à travers les citations les plus diverses, d’Aristote ou des Pères de l’Eglise. Dès le début du XIXe siècle, dans l’esprit nostalgique du romantisme, on a constitué des recueils qui devaient faire surgir l’original de ses débris. La nature fragmentaire ajoutait à la fascination des origines, mais on se trompait en même temps sur les véritables difficultés, et le personnage obscur et sibyllin que l’on se figurait cachait en fait l’emprise que la tradition conservait sur les restaurations les plus scientifiques en apparence. Les fausses évidences, qui n’ont jamais été mises en question, ont hypothéqué le texte établi par la science philologique, et, partant, les questions que lui posaient les philosophes ne pouvaient être bien posées. C’est qu’elles succombaient à la fois, et sans le savoir, aux préjugés hérités et à leur fixation dans la lettre.

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑


Préface - Avertissement – Introduction – La raison du discours – Notice – Les fragments d’Héraclite – Texte grec – Traduction – Commentaire – Table – Sources – Mots grecs – Formes de la langue – Bibliographie

L’œuvre d’Héraclite est perdue et ne peut plus être retrouvée qu’à travers les citations les plus diverses, d’Aristote ou des Pères de l’Eglise. Dès le début du XIXe siècle, dans l’esprit nostalgique du romantisme, on a constitué des recueils qui devaient faire surgir l’original de ses débris. La nature fragmentaire ajoutait à la fascination des origines, mais on se trompait en même temps sur les véritables difficultés, et le personnage obscur et sibyllin que l’on se figurait cachait en fait l’emprise que la tradition conservait sur les restaurations les plus scientifiques en apparence. Les fausses évidences, qui n’ont jamais été mises en question, ont hypothéqué le texte établi par la science philologique, et, partant, les questions que lui posaient les philosophes ne pouvaient être bien posées. C’est qu’elles succombaient à la fois, et sans le savoir, aux préjugés hérités et à leur fixation dans la lettre.
Pour atteindre la phrase d’Héraclite, il fallait faire le détour par la tradition et analyser les contextes. Le travail a été accompli préalablement à celui-ci, et sera publié séparément, mais les résultats sont inclus ici dans l’établissement du texte, aussi bien que dans le commentaire.
L’édition nouvelle des fragments est aussi complète que dépouillée. Elle détache la parole d’Héraclite des imitations et des gloses. L’étude de la tradition intervient indirectement dans la mesure où elle aide à décanter le vrai du faux. La phase première est si différente des autres qu’elle doit se défendre seule, à condition d’être lue, des élargissements et de toutes les formes d’exploitation.
Restituée à elle-même, elle s’ouvre sur ses propres étagements. Le commentaire distingue la critique externe du texte (1), la justification grammaticale (2), et l’analyse de différents niveaux intérieurs, tels qu’ils se dégagent de la relation entre les mots (3). Il se veut ainsi plus clair et plus accessible. Mais cette division a pour avantage supplémentaire d’ouvrir le livre au lecteur non-helléniste. Comme on a évité l’emploi du grec dans la partie 3, la plus développée du commentaire, il aura, avec la traduction, les moyens de suivre toute la démarche, même s’il ne mesure pas les difficultés surmontées pour en arriver à ce point.
Le texte, la traduction et le commentaire des fragments, présentés dans l’ordre du recueil de Diels-Kranz pour faciliter l’usage du livre, sont précédés d’une introduction, qui étudie à la fois les particularités de la diction et les partis pris qui sont à l’origine de la déformation, pour saisir le projet d’Héraclite. L’ouvrage offre au lecteur, comme instruments supplémentaires, un index complet des mots grecs et un répertoire des formes grammaticales et des figures de style.


Éric Blondel (Le Monde, 14 décembre 1972).

Idole fumeuse des mondains, objet des disputes stériles des universitaires, matériel de récupération - comme les ruines grecques – pour les grandes constructions métaphysiques ou les édifices religieux, Héraclite l'Obscur semblait définitivement voué à « la nuit où toutes les vaches sont noires ». Que, venant après tant d"autres, Hegel, mais Nietzsche aussi, et Lénine aient pu si diversement l’invoquer ne laisse pas d’étonner. Mais des méprises ou appropriations géniales qui songerait à se scandaliser ? L’histoire en vit.
Encore faut-il être Platon pour inventer le « panta rheî » (tout est flux), et, magnanime ou facétieux, offrir à cette « philosophie du nez qui coule », suivant l’expression du Thééthète, et bonne pour des « morveux », la pharmacie de l’idée ; ou encore Aristote, pour décréter que les sentences d’Héraclite, dans leur syntaxe même, sont ambiguës, ou même incompréhensibles. Sinon, de quel droit, même sous le couvert d’une science positive, et sans se rendre compte des influences qu’on subit malgré soi, tirer un système de ces fragments épars, et parfois douteux, reconstituer une métaphysique de l’Un, une logique de la contradiction dialectique, une cosmologie archaïque trop facile à railler ? On est arrivé aussi bien à en déduire une idéologie « aristocratique », conservatrice, qu’une pensée « émancipatrice », révolutionnaire.
Si le livre de J. Bollack et de H. Wismann, Héraclite ou la Séparation (Minuit), est issu d’une vaste enquête sur la tradition, c’est d’abord le texte d’Héraclite qui s’y impose massivement, sans les médiations philologiques ou philosophiques de la tradition. Enchevêtrées, elles se faussent mutuellement – les philosophes se fiant aux philologues quand ils ne comprennent pas, et réciproquement, – mieux vaut délibérément les écarter, présentes mais niées, comme l’affirme l’Introduction.
Tous les fragments d’Héraclite reprennent et nient des contenus spéculatifs pour conduire à leur antiphrase. Leur sens ne jaillit pas tout armé d’une évidence signifiante qu’il ne resterait plus qu’à commenter et que l’on cherche trop souvent dans le hors-texte historique, religieux, culturel : il fait corps avec le dire stratifié comme logos. Le terme en grec signifie rapport. C’est selon un rapport négatif que la diction indique, par ce qu’elle dit, ce qu’elle ne dit pas. D’autre part « la distance qui sépare le mot de la chose se répète dans les choses, qui sont séparées d’elles-mêmes ». L’Un dont parle la métaphysique n’est alors plus l’unité de tout ce qui est, mais la particularité de l’individu, la séparation.
Ainsi, on prête au fragment 119 une « sagesse » traditionnelle, selon laquelle l’homme est tantôt la créature de la divinité, tantôt la victime de sa nature : le caractère de l’homme, c’est son destin (ou son génie). Si l’on ne préjuge pas du sens des mots, la lettre du texte, simplement, conteste le principe d’identité et « rapporte » l’être de l’homme à ce qu’il n’est pas, l’identité à l’altérité.
Que fait-on dire au fragment 6 ? Platement ou naïvement que le soleil est nouveau chaque jour, éphémère. Mais la phrase dit que le soleil est « nouveau au prix du jour » : le soleil « coûte » le jour, car le jour fait place à la nuit, qui est consumée à son tour par l’obscurité qu’elle produit. Les contraires se constituent mutuellement, non point physiquement, mais logiquement, « jour et nuit s’accomplissent dans l’excès qui les anéantit ».
Qu’il faille prendre les fragments au mot, Bollack et Wismann en tirent les conséquences dans leur méthode même de présentation : le commentaire de chaque fragment dans l’ordre du recueil de Diels, accompagné de l’indication de la source retenue, de l’apparat critique et de la traduction, se divise en trois parties : 1) La critique externe, qui délimite le texte et combat l’amalgame entre la pensée d’Héraclite et la réflexion (ou la réfection) du citateur ; 2) La critique interne, qui justifie le texte par la grammaire, tâche dont les philosophes font l’économie, et les philologues étalage ; 3) L’interprétation proprement dite, où le grec transcrit ne reste pas crypté aux non-hellénistes.
Un livre qu’on pourrait croire hautain, inaccessible par sa concision et sa référence constante, mais implicite, aux traditions qu’il réfute : au contraire, profondément respectueux envers le lecteur, qu’il traite sans complaisance en lui rappelant sans cesse qu’Héraclite avait déposé son livre en dehors de la cité.

 




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