Romans


Marie NDiaye

La Femme changée en bûche


1989
160 pages
ISBN : 9782707312853
18.50 €


Le Diable m'avait, autrefois, promis son aide. L'heure venue, j'allai le trouver, ayant puni mon mari d'une terrible façon, et définitivement perdue pour le monde. Mais la demeure du Diable avait bien changé. Le désordre, la négligence y régnaient à présent, ainsi qu'une étrange désolation, une incompréhensible lassitude, l'oubli des rites les plus anciens ...

Michèle Bernstein (Libération, 30 mars 1989)

De la souffrance d’être Radiguette
 
« Est-ce qu'on va d'abord parler de l'histoire, ou de ce qu'elle raconte ? L'histoire, abracadabrante et magique : où l'on apprend que la narratrice, jeune femme d'une vingtaine d'années, brûle bébé dans son berceau pour punir son mari qui la trompe ignominieusement. Ne vous précipitez pas dans vos souvenirs de procès célèbres, car ce crime est commis, en toute simplicité, à l'aide d’un talisman envoyé par le Diable. Oui, l’héroïne a déjà eu des accointances avec ce monsieur, elle a fait autrefois quelque chose avec lui (on ne saura quoi au juste), pour aider son mari, précisément, lequel aurait mieux fait de s'en souvenir et de lui être reconnaissant et fidèle. Maintenant, ses vaisseaux (ou plutôt : bébé) brûlés, il ne lui reste plus qu'à retourner vivre dans l'antre infernal, séjour que d'ailleurs elle se rappelle comme un endroit délicieux, luxe, flammes, rouge et noir et or... Hélas, elle trouve l'endroit en pleine déconfiture (les murs pèlent, les blondes secrétaires, quoique éternelles, sont tapées et leur lubricité misérable...) et pour finir, comble d'indignité, on la vire.
Plus rien à faire pour cette Eurydice sans Orphée qu'à revenir sur terre, où à défaut de son mari elle retrouvera son amie Valérie (triomphante, flirteuse et futile, une vraie fille de vingt ans !), la douce et bobonne Esmée pour qui le mari la trompe, son nouveau fiancé Stéphane Ventru, d'autres (le chef de Valérie, ses amants, les amants d'Esmée, les parents... toute une compagnie d'hurluberlus), et sera entraînée dans de nouvelles aventures, tragiques par le fond, cocasses par le ton, telles que coup de bouteille de gin sur la tête, ou repas de noces dévoré avant la cérémonie par un futur beau-père boulimique. Un roman tout en fantaisie, en somme ; et il n'y a pas un paragraphe qui ne vous apporte sa surprise, son sourire. Le style ? Un écrivain très moderne, en pleine possession de toutes ses grammaires. Il y a aussi des naïvetés calculées, des déplacements de mots qui, ajoutés aux détails de l'intrigue, la sorcellerie passée vingtième siècle, les gris-gris, les fringues frimeuses, et le diable typé Baron-Samedi, me font irrésistiblement penser à une embrouille comique africaine comme les racontait si bien le cher et feu Tohicaya U Tam’si. Peut-être que ce que je sais des racines de Marie NDiaye m'influence ? Je sais aussi que l'auteur, née à Pithiviers, nourrie de thèmes latins (son premier roman en faisait foi), pourrait s'amuser dans la ligne Princesse de Clèves, mais n'a-t-elle pas plusieurs cordes à son arc ?
Bon. Vient le moment de décrypter. Avec citations à l'appui. “ Cependant je comprenais bien qu'on était à même d'exiger de moi beaucoup plus qu’autrefois où mes fautes et mes petites prétentions étaient excusées par ma jeunesse qui en réalité masquait tout, les minuscules indignités et les gros artifices, et les terribles manifestations d'orgueil… ” (ceci à propos des méfaits que le Diable pourrait exiger d'elle). Rappelez-vous cependant que le premier roman de Marie NDiaye fut publié quand elle avait dix-huit ans, dix-neuf ans le second. On continue ? “ Tant d'angoisse m'étreignait ! Me faisant suer, à mesure que le temps s'écoulait. Si vingt ans me paraissait un âge avancé, c'est parce que j’avais la conviction, ayant accompli déjà beaucoup, que je mourrai, bientôt, ayant accompli beaucoup, ne pouvant davantage... ” C'est une angoisse peu courante que celle du jeune écrivain coincé au seuil de l'enfance, a) par le succès déjà obtenu, b) plus noblement, par l'obligation intime de se dépasser soi-même. À partir de là, on peut tout interpréter, tout comprendre. (...)
La Femme changée en bûche est un texte à la fois clair et complexe : imaginez ces cercles qu'ont les opticiens, couverts de points multicolores. D'abord on n'y discerne rien, puis suivant que l'on est daltonien ou pas, que l'on chausse telle ou telle paire de lunettes, on y voit apparaître des chiffres, ce ne sont pas pour tous les mêmes. J'y ai vu qu'après un silence de presque trois ans (mais à cet âge-là, les années sont si longues), Marie NDiaye, auteur chevronné de vingt-deux ans, a vaincu l'horrible blocage en l'enfourchant comme cheval de bataille. Elle en a fait ce livre amusant, difficile, complètement personnel, jamais gratuit. Que pourrait-on vouloir de plus ?

Pierre Lepape (Le Monde, 1989)


« Quand on mange avec le diable, dit le proverbe, il faut avoir une grande fourchette. Quand on se livre corps et biens aux démons de la littérature, ajoute Marie NDiaye, la moindre faute peut vous ôter la protection du diable et vous changer en bûche. Mais, malgré ce risque fatal, rien ne vaut la descente aux enfers. (...)
Qu'il s'agisse en première lecture d'une fable et que cette fable développe une longue métaphore de la création littéraire en général et de celle de Marie NDiaye en particulier, cela ne fait aucun doute. La Femme changée en bûche est un roman de l'innocence littéraire perdue. Marie NDiaye a publié son premier livre, Quant au riche avenir (Éditions de Minuit), il y a quatre ans. C'était alors une toute jeune fille, une lycéenne, et son livre a été accueilli avec un intérêt et une chaleur qui devaient peut-être moins à ses qualités littéraires – pourtant éclatantes – qu'à l'extrême jeunesse de son auteur, à la profusion de promesses qu'offrait un talent si précoce et déjà si séduisant.
Marie NDiaye n'avait déjà plus de gage à donner sur son savoir-écrire et sur son savoir-faire. On la savait magnifiquement dotée des talents littéraires que tant de romanciers s'échinent en vain à acquérir dans la besogne. La seule crainte qu'on pouvait en avoir était qu'elle se laissât étouffer par l'abondance de sa fortune ; bref, qu'elle n'ait pas l'intelligence de ses dons et qu'elle se balade en littérature comme dans le jardin d'Eden. Nous voilà rassurés. »

 




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