Critique


Luce Irigaray

Éthique de la différence sexuelle


1984
Collection Critique , 200 pages
ISBN : 9782707306807
23.00 €


« L’homme et la femme demeurent plus étrangers l’un à l’autre que ne le ont à chacun l’animal, la plante, la pierre, l’univers, les dieux. Cet irréductible de l’un à l’autre s’oublie sans cesse et s’organise en mondes bâtis dans la méconnaissance. Le langage, les échanges en général fonctionnent comme si ces deux moitiés du monde se connaissaient, se parlaient, se partageaient. À peine se font-elles signe de chaque côté d’un miroir qui n’appartient ni à l’une ni à l’autre, d’un abîme infernal ou céleste, d’une proximité que plus rien ne signifie. À moins qu’elles ne se détournent délibérément l’une de l’autre, ou ne tentent de se détruire dans le vertige de quelque renversement dialectique.
Ni la femme ni l’homme n’ont construit un territoire qui leur permette d’habiter et cohabiter leur corps, leur chair, de s’étreindre, s’aimer, créer ensemble. Mais la constitution d’une éthique sexuée est toujours reportée à plus tard. Elle emprunte d’étranges détours. S’arrête à l’écologie animale, considère le sexe des végétaux, analyse le comportement de nos cellules, s’efforce de connaître toutes espèces ou genres de mêmes et d’autres selon la taille, la forme, la couleur, la quantité, le nombre... Tout, sauf ce si proche de nous que nous ne le percevons pas et que, le touchant, nous n’abordons souvent qu’à notre nuit. Tant nous fait défaut ce qui dit nos puissances sensibles, leur architecture, leurs abords, leurs seuils, leurs passages du plus intime au plus lointain, en nous, entre nous.
La différence sexuelle comme enjeu théorique et pratique est encore abandonnée aux sciences et techniques “ secondes ” : médecines, arts, modes. Restaurations, reproductions, voiles, masques d’un original qui reste dans l’ombre, et qui vaut d’être interrogé avant d’être imputé à Dieu, ou quelque Autre qui nous fait loi.
Qui suis-je ? Qui es-tu ? En quoi consiste l’insurmontable de notre différence ? Quelles sont nos conditions de possibilité de vie, de beauté, de raison commune ? Ces questions s’imposent à notre époque. Mais elles suscitent les polémiques et les refus de qui se veut, se croit, ou s’ignore monopole d’une “ philosophie première ” – Vérité. »
Luce Irigaray

‑‑‑‑‑ Avant-propos et calendrier des cours ‑‑‑‑‑

Ce recueil est composé de cours donnés à l’université Erasmus de Rotterdam. Ils ont eu lieu dans le cadre de la chaire internationale pluridisciplinaire créée pour Jan Tinbergen (prix Nobel d’économie politique), et occupée chaque année un semestre par un chercheur étranger. Elle m’a été attribuée en philosophie durant le deuxième semestre 1982, notamment à la demande de groupes de femmes enseignantes et étudiantes des Pays-Bas.
Qui occupe cette chaire est supposé y faire un travail original par rapport à ses recherches antérieures et en laisser des traces écrites. D’où ce livre qui rend compte de l’enseignement donné à l’université Erasmus de Rotterdam, y compris dans le déroulement de son calendrier-horaire qui reste sobrement l’architecture du volume.
Les cours ont été condensés en quatre mois, étant donné les dates de vacances. Chaque mois avait lieu une conférence suivie d’un débat. Les intitulés des conférences sont : « La différence sexuelle », « L’amour de soi », « L’amour du même, l’amour de l’autre », « L’amour de l’autre ». Les débats ne sont pas reproduits ici, pas plus que les exposés des étudiant(e)s. Le même mois, se tenaient également deux séminaires de lecture de textes philosophiques choisis en fonction du projet d’ensemble et de la conférence du mois. En septembre : « L’amour sorcier » (Lecture de Platon : Le Banquet, “ Discours de Diotime ”), et « Le lieu, l’intervalle » (Lecture d’Aristote : Physique IV, 3, 4, 5) ; en octobre : « L’admiration » (Lecture de Descartes : Les Passions de l`âme, article 53) et « L’enveloppe » (Lecture de Spinoza : L’Éthique, Première partie, “ De Dieu ”) ; en novembre, le séminaire a été réalisé par les étudiantes sur La Phénoménologie de l’esprit de Hegel (VI, “ L’esprit, A, a, Le monde éthique, La loi humaine et la loi divine, l’homme et la femme ”) et mes réponses ont été faites à partir de Speculum, de l’autre femme... “ L’éternelle ironie de la communauté ” ; en décembre, j’ai exposé « L’invisible de la chair » (Lecture de Merleau-Ponty : Le Visible et l’invisible, “ L’entrelacs-le chiasme ”) et « La fécondité de la caresse » (Lecture de Lévinas : Totalité et infini, Section IV, B, “ Phénoménologie de l’éros ”).
À cet enseignement destiné aux étudiant(e)s de différents niveaux, s’ajoute traditionnellement une « grande leçon » adressée à l’ensemble du corps enseignant de l’université, ouverte au public, et susceptible d’intéresser différents secteurs des sciences et du savoir. Je l’ai organisée autour du personnage d’Antigone tel qu’il est présenté par Hegel dans son analyse du monde éthique ; elle est reprise dans ce recueil à la date et dans le contexte où elle a été prononcée.
Aux travaux écrits que j’ai déjà publiés, ouvrages ayant tous comme objet la sexuation du discours, de la langue, de la culture, et la définition de nouvelles valeurs sexuelles, vient donc s’ajouter ce livre qui est une transcription de langage parlé et partagé oralement. D’un autre style donc, plus familier à l’écoute, et dont l’enjeu est nettement la rencontre entre les sexes masculin et féminin. Rencontre possible seulement si chacun des sexes se découvre et s’aime lui-même. Ce qui suppose de remanier tout notre ordre socio-culturel, et d’en changer les fondements éthiques.
Cette tâche serait une de celles, sinon celle, qui s’impose à notre époque. Elle nous demanderait de questionner et modifier nos rapports à l’espace et au temps.
Luce Irigaray

Roger-Pol Droit (Le Monde, 1984)

« Homme et femmes croient se connaître... Formule à entendre doublement : chaque sexe a une image de soi, et une de l’autre. Il se pourrait que cela fît, au moins, quatre illusions – et autant d’obstacles à l’amour et à sa puissance. »

 




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