Romans


François Bon

Décor ciment


1988
224 pages
ISBN : 9782707311795
19.25 €


Un homme, Raymond Crapin, a été tué au pied d'une tour H.L.M. On embarque au commissariat du lieu, en même temps qu'un jeune en possession d'héroïne, quatre des habitués de la dalle, ou du Babylone, son bar : Laurin, qui squatte pour sculpter, Goëllo, dit Gobbo, camionneur, un vieil aveugle nommé Louis Lambert, et la gardienne de l'immeuble, plus connue comme voyante : Isa Waertens. Leurs quatre monologues tissent le roman, tandis que l'aveugle permet la découverte de Jean Jeudy, un ancien marin, décédé depuis quatre mois au douzième étage de la tour.

Claude Prévost (L'Humanité, 28 septembre 1988)

 L'atmosphère est celle d'une série noire: dans une cité HLM de la Seine-Saint-Denis, un soir, salement blessé, un homme agonise. En même temps qu'un terrible secret, on connaîtra le meurtrier à la fin, selon la loi du genre.
Les flics embarquent un lot de " suspects ”. Pendant la nuit qu'ils passent au commissariat, quatre d'entre eux méditent sur leur vie. On apprend qui ils sont, d'où ils viennent : il y a Isa Waertens, la gardienne de l'immeuble, voyante à ses heures, un vieil aveugle, nommé Louis Lambert, comme le héros de Balzac qui disait, on s'en souvient peut-être : “ Quand je veux, je tire un voile sur mes yeux ” ; Laurin, un sculpteur qui emploie Lambert comme modèle et a squatté une station-service désaffectée, et son copain Goëllo, dit Gobbo, camionneur de vingt-huit ans qui entretient avec la concierge des relations d'affaires : car elle trafique sur les meubles. On apprend aussi que Laurin et Goëllo ont été cueillis au bar le Babylone et que l'aveugle avait un ami, Jean Jeudy, mort depuis quatre mois et qu'on vient seulement de découvrir.
Ces quatre “ monologues intérieurs ” ne sont pas des fourre-tout où s'entassent pêle-mêle les sensations vagues, les pensées embryonnaires et les lambeaux de phrases ; comme ceux des précédents livres de François Bon, mais avec, il me semble, une qualité nouvelle, ils sont élaborés avec soin : de vrais textes poétiques.
Au commissariat, outre les flics, il y a un jeune drogué mis en cellule: le prologue du roman est constitué par son discours incohérent, qui fait penser à celui du Benjy Faulkner, “ une histoire pleine de bruit et de fureur, dite par un idiot et ne signifiant rien ” (ne signifiant rien ? Voire !) ; il y a aussi Carole, la fille du mort, Raymond Crapin, un homme qui s'échauffait facilement, aimait trop le vin et pas du tout les Noirs.
La structure du récit est celle d'un labyrinthe, à l'image des sous-sols de la cité où, après le crime, les flics se font accompagner par Isa Waertens, dans un dédale souterrain qui la glace d'épouvante; mais, dit l'inspecteur : “ C'est notre boulot d'aller au fond des choses. ” Le lecteur doit faire de même : avancer prudemment dans ce lacis d'épisodes évoqués par les souvenirs confus des protagonistes du drame ; de cette longue marche il sera récompensé !
Car peu à peu, rétroactivement, les événements s'éclairent, les décors se précisent, les hommes se révèlent. Dans le tableau dominent les teintes sombres : les avatars du quotidien, vols sur les parkings et descentes de police, invasions de blattes et racisme ordinaire, mais aussi les tragédies, “ douces ” et dures. (...) Observatrice sagace, Isa le dit crûment : “ Elle est là, l'épouvante, à leur porte. ” Et Goëllo : “ On habite, avec un cœur plein, un monde vide. ” Et Lambert : “ On vit dans une dent gâtée: dure sur les bords, mais rongée. ” Et Laurin : “ Ville qui, dans ces débordements en impasse, n'est plus à l'image des hommes, les force à habiter dans une tumeur sans vie. ” Les personnages du roman sont des “ marginaux ” que la société maintient avec acharnement sur ses marges. D'où la violence latente, qui parfois explose. 

Yvan Leclerc (Critique n°503, avril 1989)

 En quatre romans, François Bon trace les côtés d'une figure chez lui récurrente, le carré, ou mieux dit, il dresse à la verticale les quatre pans abrupts d'un volume en creux. Chacun de ses livres, en effet, explore un espace fermé, dans son rapport violent à un dehors : l'“ enfermement dans cette réalité close ” (SU, 165) (1) qu'est l'usine vécue au quotidien puis revue de l'extérieur “ comme une évidence sur elle-même enclose ” (SU, 162) ; la prison rapprochée, dans Le Crime de Buzon, des camps de concentration nazis et de la cage aux chiens, “ une cage comme pour un homme ” (CB, 66) ; une dalle de banlieue bordée “ de grands rectangles troués de carrés nombreux ” (DC, 100) pour tout Décor ciment. Et dans l'emboîtement des récits, comme des trappes ouvertes sous le texte, d'autres lieux encore, les salles des abbayes superposées et le tunnel où Buzon se cachait enfant, celui aussi qui mène, au niveau moins trois sous le Mammouth, vers une ancienne salle de cinéma squattée par les clochards. Limite, second roman dont le titre pourrait convenir aux trois autres, fait tourner, autour de l'hôpital, quatre espaces refermés sur autant de personnages : la scène d'une salle de concert, un bureau d'études et sa planche à dessin, le “ rectangle vert ” (L, 188) d'un terrain de football qui, “ ceint par sa bande de chaux blanche, devient ton monde, le monde entier. Plus rien qu'une plaque dure, plate, où tu es en cage ” (L, 57) et pour Yves sans travail qu'on pourrait croire plus libre, une claustration pire encore : “ porte close sur ton corps en chômage ” (L, 6l). “ Tu es en cage ” (L, 72) : voilà l'état de l'homme, dans l'espace et le temps car “ le monde est une prison qui enferme dans le passé ” (CB, 78) derrière des “ rectangles grillagés ” (CB, 139). “ La vie découpée en petits carrés ” (L, 171). “ Le monde, quadrillé partout ” (DC, 94).
Ce carré net isolé de la nuit par une brusque lumière, où se croisent des formes, des voix en nombre limité, installe une scène, au sens théâtral du terme. Au sens où par exemple Thomas Bernhardt dit : “ Dans mes écrits, tout est artificiel, c'est-à-dire que tous les personnages, les faits, les incidents se jouent sur une scène, et la scène est totalement plongée dans les ténèbres. Les personnages qui paraissent sur l'espace carré de la scène, sont mieux reconnaissables dans leurs contours que sous un éclairage normal, comme c'est le cas pour la prose ordinaire. ” 

 
(1) Abréviations : SU, Sortie d'usine ; L, Limite; CB, Le Crime de Buzon; DC, Décor ciment. Le chiffre qui suit renvoie à la page.

 




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