Paradoxe


Evelyne Grossman

La Créativité de la crise


2020
128 pages
ISBN : 9782707346124
15.00 €


On affirme parfois que les crises génèrent des forces créatrices. Idée à méditer, au-delà des banales affirmations publicitaires ou entrepreneuriales sur le caractère fécond des crises (politiques, sociales, économiques ou personnelles). C’est le versant psychique, littéraire et philosophique de la notion de crise qui est ici exploré dans son rapport à la création. Crise de lacréativité : silence, retirement, stérilité. Tout un chacun connaît ces périodes de vide, de blocage dépressif. La créativité de la crise en est-elle le simple renversement ?
Comme le surent Deleuze ou Beckett, Nietzsche ou Foucault, mais aussi nombre d’artistes et créateurs modernes, il n’est pas facile d’endurer l’instabilité qu’exige toute création, les forces d’égarement qu’elle déchaîne, tout comme son indéniable jouissance. La création est sans doute un apprentissage de l’insécurité.

ISBN
PDF : 9782707346148
ePub : 9782707346131

Prix : 10.99 €

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Juliette Cerf, Télérama, 18 mars 2020

La création serait-elle liée à une forme d'insécurité ? Captivante question, à laquelle répond cet essai en convoquant les plus grands auteurs français.

Crise sanitaire, crise économique, crise politique, crise environnementale, crise personnelle, etc. Les crises ne se succèdent même plus : elles cohabitent et se noutrissent les unes autres. Au point que "la crise", censée être un état transitoire - évoluant vers la guérison ou l'aggravation -, est devenue une donnée permanente, trame de nos existences, comme l'avait analysé en 2012 la philosophe Myriam Revault d'Allonnes dans La Crise sans fin. Essai sur l'expérience moderne du temps. Mais quel rapport la crise peut-elle entretenir avec la créativité ? Toute création serait-elle liée à une forme d'insécurité, à une rupture d'équilibre ? C'est cette énigmatique et captivante question qu'aborde aujourd'hui Evelyne Grossman, spécialiste de théorie littéraire fidèle aux éditions de Minuit, à partir des oeuvres de Blanchot, Bataille, Deleuze, Beckett, Artaud, qui ont tous été traversés par une vision impersonnelle ou négative de la création, vécue comme un dessaisissement de soi.
Quel auteur n'a pas connu l'angoisse de la page blanche (ce blocage de l'écriture porte même un nom : la "leucosélophobie", leuco renvoyant au blanc et sélo à la page) ? Tel Flaubert notant à propos de l'avancée de Bouvard et Pécuchet : "Je patauge, je rature, je me désespère, etc." Combien d'entre nous, à la frontière de la dépression, n'ont pas éprouvé une panne générale d'inspiration : "absence d'idées, torpeur de la pensée, engourdissement de l'esprit, vide accablant" ? Cette crise de la créativité, entendue au sens psychanalytique et non au sens strict de l'activité artistique - "elle renvoie à la puissance de création propre au psychisme humain : représentation imaginaires, fantasmes, rêves et rêveries diurnes, hallucinations, pour ne rien dire de ces créations, ratées-réussies que sont les lapsus ou les actes manqués" -, se retourne en créativité de la crise, dans "un perpétuel et épuisant tourniquet", comme s'en amuse Evelyne Grossman.
Dans La Préparation du roman, rappelle-t-elle, Roland Barthes interrogeait ce mythe romantique de la "crise féconde" : les crises "anecdotiques" (remariage de la mère de Baudelaire, voyags de Stendhal ou de Gide), les crises "passionnelles" (Musset ou Apollinaire), les crises "politiques" (exil de Victor Hugo), les crises "spirituelles" (Chateaubriand ou Renan). Et, comme le formule Gilles Deleuze, évoquant les années blanches qui avaient suivi la publication de son premier livre : "C'est comme un trou dans ma vie, un trou de huit ans. [...] C'est peut-être dans ces trous que se fait le mouvement. Car la question est bien comment faire le mouvement, commert percer le mur, pour cesser de se cogner la tête."



Lire l'article de Jacques Dubois "Evelyne Grossman : pensées de l'insécurité (crise, critique, créativité), Diacritik, 9 mars 2020




Valérie Nigdélian, Le Matricule des anges, juillet-août 2020

L’Art du déséquilibre

Combat contre la page blanche, contre soi, contre la folie ? Au croisement de la littérature, de la psychanalyse et de la philosophie, Évelyne Grossman interroge les rapports qu‘entretient la crise avec le processus créatif.

C’est un des grands mythes attachés à la création – qu’elle soit littéraire, picturale, musicale ou autre. Un mythe à la dent dure, dont les relents romantiques nourrissent à l’envi des vocations souvent boursouflées. Littéralement, un poncif : l’artiste en prise avec la panne, le manque d’inspiration, le silence des anges, contraint dès lors à une périlleuse traversée du néant. Mais néant dont, magicien, surhomme ou chamane, il sait, dans un renversement toujours inouï, maîtriser le chaos avant de revenir, sublime, parmi les siens – Eurydice, sans doute encore légèrement sonnée, sous le bras. Le champ de ruines désormais derrière lui, il peut laisser jaillir de nouveau ses forces créatrices retrouvées. La crise se révèle donc féconde : au prix de quelques heurts bien vite oubliés, le plein succède au vide, les fulgurances (espérées) aux stases (subies), et le démiurge à l’auteur poussif. La crise de la créativité aurait donc son envers évident, la « créativité de la crise ».
Dans l’ouvrage qu’elle consacre à cette question dans la jolie collection « Paradoxe » des Editions de Minuit, Évelyne Grossman, philosophe et grande spécialiste d’Artaud, rappelle la rudimentaire pauvreté de ce strict renversement mécanique. Et en explore les méandres discrets et autres plis, sans doute moins propices à la communication de soi. Pas d’opposition binaire – figée, mortifère – entre « crise » d’une part et « créativité » de l’autre, mais plutôt – et définitivement – la quête attentive de ce que leur frottement produit. Dans une grande traversée du négatif – transdisciplinaire et transhistorique -, au long d’un chemin balisé de figures intranquilles, Grossman retrace finalement le profond processus de défiguration qui traversa l’art du XXe siècle, dont la crise s’avère sans doute le symptôme : fin de l’Œuvre une et entière, mort de l’auteur et du sujet, fin du dualisme, destitution du règne de la Beauté, contamination, impureté.
Revenant à l’étymologie du terme, le grec Krisis, dont elle rappelle qu’il désigne « la phase cruciale d’évolution d’une maladie vers l’aggravation ou la guérison, le moment où l’équilibre bascule sans qu’on discerne encore dans quel sens », elle définit justement la création comme ce point de suspens, intenable et pourtant tenu, « sans résolution ni dénouement », ce « déséquilibre précaire toujours sur le point de se rompre mais qui fait signe et qui tient ».
Une figure impossible donc, pourtant inlassablement mise en acte, dont elle décortique les ressorts psychanalytiques – puissance séminale (jet de l’écriture) vs menace de castration (c’est la panne), pulsion à combler la béance primitive produite par la perte du giron maternel. Puis, convoquant Breton et Soupault, Blanchot ou Deleuze, elle l’envisage – dans l’écriture automatique, celle du « désastre » ou dans le dessaisissement du sujet – comme l’émergence, ou la reconnaissance, d’un « impersonnel créateur ». En bref, comme l’ébranlement de la subjectivité rationnelle et individuelle de l’artiste, traversé de glissements, de champs de force, d’un « murmure infini ». Relisant Beckett et Artaud, elle évoque ensuite l’impouvoir de la pensée à s’incarner, vivante, dans le langage, la « schize récurrente » entre le sujet et la réalité, la « sensation d’étrangeté radicale » qui impose la vie comme un spectacle absurde et incompréhensible. Surtout, elle retient la notion fondamentale de « ratage », quand l’incapacité à écrire devient la matière même de l’écriture – ces mots, dans L’Innommable : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ».
La boucle est bouclée avec Nietzsche, figure limite du déséquilibre : l’homme, enseigne Zarathoustra, « est une corde tendue… au-dessus de l’abîme ». Contaminée par l’aphorisme et le poème, le paradoxe et la fragmentation, la forme philosophique nietzschéenne glisse d’un Vrai statufié vers l’expérimentation, l’interprétation et l’évaluation. Elle met surtout fin aux faux-semblants, au decorum, aux baumes. Et appelle un lecteur dessillé et adulte, prêt à éprouver à son tour le vertige dont témoigne l’écriture. C’est définitivement ce qu’on attend d’elle.

 




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