Romans


Patrick Deville

Ces deux-là


2000
160 pages
ISBN : 9782707317292
12.05 €
25 exemplaires numérotés sur Velin des papeteries de Vizille


Ces deux-là sont en cavale et marchent au bord de la route. Ils s’aiment ou croient s’aimer encore et slaloment entre des flaques de boue.
Celui-là, Andjelko, qu’on a pourtant chargé de leur filature, passe son temps auprès de Simone, un amour d’adolescence retrouvé par hasard.
Quant à ces deux autres, à bord d’un grand sloop blanc toutes voiles dehors, ils composent en mer un boléro, Sorocabana, qu’ils veulent dédier à un bar à tango de Montevideo.
Ces trois couples vont entremêler leur destin et entrecroiser leurs amours : certains bien sûr vont devoir à nouveau s’enfuir en déjouant des filatures.

Norbert Czarny (La Quinzaine littéraire, 16 novembre 2000)

Signe d’eau
Il manque toujours une dimension à la page écrite : ce qu’en peinture ou au cinéma on appellerait profondeur de champs. Ces deux-là, de Patrick Deville est un roman de l’espace, tant comme surface que comme profondeur. En ce sens il prolonge un programme qu’annonçait par son titre, Longue-vue et que réalisait, par ses voyages incessants Le Feu d’artifice.
 
 Ces deux-là est d’abord une course poursuite, entamée dès une première page aussi rapide et lyrique que les plans d’un film de Nicholas Ray, Les Amants de la nuit, par exemple. Alex, agent de change, s’est sauvé avec quelques millions. Antonia l’accompagne dans sa fuite à travers le monde. Derrière eux, Andjelko Hanoczy, qui travaille pour l’agence World Lovelies. En apparence, une agence matrimoniale internationale, en réalité, le paravent de trafics plus ou moins licite mêlant le sexe et l’argent organisés par deux notables de La Baule. Mais Andjelko est lui-même poursuivi par un narrateur, médecin amateur entrevu pour commencer ; il n’est qu’un “ je ” énigmatique page 31, il prend du relief par la suite. Il est aussi traqué par Guzman, son ex-compagnon de lutte, lorsqu’ils œuvraient pour la révolution en posant des pains de Semtex.
Et puis il y a le couple que forment Carlos Sörensen et Alfonsine Ocampo, composant sur leur voilier La Tour d’Ivoire au nom bien trouvé, une chanson évoquant la magie de Montevideo. Alfonsine, une sorte de vamp, traînant dans son sillage des amoureux transis, elle éprouve le “ besoin d’être traquée en permanence ”. Tous ces couples ou individus errent sur les mers, à travers les airs, pour chercher refuge dans des lieux exotiques et poisseux, baignés par des pluies incessantes, en attendant de trouver un vrai havre. Ils ne le trouveront pas ; leur mort, annoncée dès la page 48, clôt le roman, l’intrigue pour être plus précis.
Le roman, quant à lui, n’est jamais “ fermé ”. Ne serait-ce que parce qu’un mouvement perpétuel en agite les lignes, crée des perturbations ou des révolutions, au sens astronomique du terme. Ces deux-là est traversé par les lignes de fuite, le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs se croisent, comme les êtres. Le passé d’Andjelko et de son comparse Guzman est celui de révolutionnaires désillusionnés, presque désespérés. Loin de ce qu’a été son père, qui a fui après la guerre le régime communiste pour bâtir une petite fortune dans un port de l’Ouest de la France : “ Andjelko avait longtemps poursuivi de son côté des femmes et des chimères aussi, mais avec une réussite moins exemplaire. Simone et lui appartenaient (…) à ce même groupe d’adolescents qui se rendaient ensemble à la plage, déconnaient un peu dans les cafés, menaient cette vie insouciante et stupide qui semble néanmoins constituer, de génération en génération, les meilleurs souvenirs de ceux qui par la suite n’ont plus cessé de se ramasser, ont dû se contenter de vivre ces vies plutôt merdiques dont ils ricanaient alors ouvertement. ” Ce trajet à la Frédéric Moreau donne sa tonalité mélancolique au roman. Mais aussi une dimension ironique tant on sent que Deville joue du cliché. Qu’il s’agisse du “ on ” récurrent censé représenter à la fois Simone, Andjelko ou Alex, et n’importe quel humain dans leur situation, ou de ces duos farfelus de second plan, par exemple les deux voyageurs surexcités, portables en main dans le cyclone, que le narrateur nomme Laurel et Hardy, on voit bien qu’il ne faut pas prendre tout cela trop au sérieux. Il y a une mécanique Deville, et cette mécanique n’est pas dissociable de la dimension lyrique.
Laquelle se trame par exemple dans les refrains que compose Carlos Sörensen, dans le “ ces deux-là ” qui cerne deux personnages dans le cadre, comme si nous les avions perdus de vue et qu’il fallait ainsi revenir à eux, et à l’intrigue. La musique de ces amours en fuite, c’est aussi le slogan de la World Lovelies, “ No se puede vivir sin amar ”, épigraphe du roman et phrase qui revient sans cesse dans Au-dessous du volcan, dont Ces deux-là est aussi une lecture. Les odeurs et les images semblent flotter comme chez Lowry : “ Nous avions traversé le quartier commerçant dans toute sa largeur, le long du canal, dont les eaux jaunâtres charriaient des fruits pourris et le cadavre d’un chien, tout raide, qui descendait le courant en tournoyant lentement sur lui-même comme la genèse d’une galaxie. Ou d’un nouvel univers. Dans lequel des vers charognards inventeraient un nouvel art de vivre inconnu et raffiné. ” (…) 

Fabrice Gabriel (Les Inrockuptibles, 7 novembre 2000)

Voulez-vous danser avec moi ?
 
 Patrick Deville, qui fut apparenté naguère à l’éphémère famille bègue du “ Nouveau Nouveau Roman ”, est un écrivain rare. De Cordon-bleu (1987) à Une femme parfaite (1995), ses livres sont peu nombreux, généralement brefs, traversés souvent des mêmes motifs : goût de l’ellipse et des départs, plaisir de la vitesse en prose, souci de la science, sens du regard. L’auteur de Longue vue (1990) est une sorte d’expérimentateur dilettante des codes postmodernes : il aime les détournements microcosmiques autant que les grandes virées maritimes, les fausses fictions réflexives comme les vrais voyages au long cours. Naviguant autrefois entre Daniele Del Giudice (en plus déconnant) et Bret Easton Ellis (en moins trash), il a tiré des bords variés, d’un livre à l’autre, avant d’en arriver à Ces deux-là : un roman ludique et foisonnant, malicieusement exotique et presque oulipien. 

Jean-Didier Wagneur (Libération, 26 octobre 2000)

Deville dans l’œuf du cyclone
 
 (…) Patrick Deville mène ce bal avec la grâce d’un écrivain qui sait manier l’ellipse. Ces deux-là est un roman léger comme un papillon, mais dont le battement des ailes serait capable de provoquer un ouragan. Car il rappelle que l’amour est une fiction, ce que sait la chanteuse : “ Ah, les chansons d’amour, l’amour toujours, comme si elle allait y croire, elle qui passait sa vie à les écrire et à les chanter. Comme si elle allait tomber dans le panneau, elle qui était du côté des artistes, et de la vaste conspiration des artistes qui ont inventé de toutes pièces ce mythe de l’amour. Qui n’a bien sûr existé ailleurs que dans les livres et les chansons. ”
Que reste-t-il de ces amours ? un roman parfait, beau et fragile comme une bulle de savon, qui fait rimer cancion et revolucion, des personnages jouets de la puissance occulte de la World Lovelies, qui a pris la succession des “ Dieux multicolores de l’Asie ”. Elle enserre dans son réseau la planète entière qu’elle manipule de Manille. De là même d’où est parti un virus informatique qui a amené hommes et femmes à ouvrir fébrilement des messages qui leur disaient : “ I love you ” .

‑‑‑‑‑ Extraits d’un entretien avec Patrick Deville ‑‑‑‑‑

Propos recueilli par Henri Scepi (Poitou-Charentes, 1991)

Patrick Deville, dans quelle pièce de la  maison littérature  vous situez-vous ?
L’idée d’un prytanée littéraire est un rêve : je crois que je m’arrangerais pour squatter un assez bel appartement avec vue, où j’inviterais Anaïs Nin à venir prendre le gin de cinq heures, par exemple... Non. Si j’essaie de spatialiser les contours de mes plaisirs (ce serait plutôt visuel) je vois clignoter une série de pointillés qui mènerait, disons, de Flaubert à l’Oulipo et au Nouveau Roman. Avec des digressions. Comme Larbaud. Valéry.
C’est une ligne courbe qui n’a peut-être pas beaucoup de sens, mais qui rassemblerait à la fois mes admirations et les deux ou trois idées que j’ai pu glaner sur le roman. Une guirlande en quelque sorte, qui relierait la casquette de Charbovari à la tomate de Robbe-Grillet en passant par l’orange de Ponge.

Quelles sont ces deux ou trois idées sur le roman ?
D’abord une volonté de description des choses en elles-mêmes, sans axiologie. Du Parti pris des choses de Ponge à la Leçon de choses de Simon, en passant par Les Choses de Perec, ou La Transparence des choses de Nabokov. Les autres traits définitoires seraient l’attention apportée à la phrase comme entité – c’est le plus important, ce qui se passe entre une majuscule et un point –, le goût du jeu et des structures, et l’abandon d’un certain anthropomorphisme du roman traditionnel. Beaucoup d’ironie aussi, de détachement.

Cela constitue-t-il un système ?
Non. Ni un système ni un empyrée ni une liste exhaustive. J’y ajouterais même en ce moment Marivaux, parce que je travaille sur Le Jeu de l’Amour et du Hasard pour le théâtre. Débarrassé de toutes les fanfreluches historiques, psychologiques ou sociales, demeure un jeu pur de la langue sur elle-même, la virtuosité d’un dialogue réticulé miroitant, un très grand plaisir musical et visuel. De même qu’il serait ridicule d’attacher plus d’importance que Flaubert lui-même à cette histoire d’adultère provincial (il est suffisamment ironique dans sa correspondance) ; mais comment ne pas jouir de la phrase elle-même, de cette tension constante vers une impossible géométrie, du rêve d’une phrase dans laquelle il y aurait tout, de parenthèses en incises, et qui n’existe pas ?
Simplement un ensemble mouvant, donc. Des bonheurs de lecteur. Je peux ajouter Bove. Des romanciers contemporains comme Echenoz et Toussaint.

 




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