Propositions


Denis Zäslawsky

Analyse de l’Être

Essai de philosophie analytique


1982
Collection Propositions , 208 pages
ISBN : 9782707306319
10.65 €


La philosophie peut-elle expliquer quoi que ce soit ? Ou bien : Y a-t-il, en philosophie, des phénomènes à expliquer au sens où il y en a en science ? Telles sont les questions de méthode qui sous-tendent la recherche présentée dans cet essai.
Pour y répondre aujourd’hui, le point de départ obligé semble être la philosophie analytique anglo-saxonne : c’est dans ce mouvement que l’on trouve à cet égard les prises de position les plus explicites et les plus récentes. D’une manière générale, ces prises de position sont négatives : pour Wittgenstein et pour tous ceux qu’il a influencés, comme déjà, précédemment, pour Husserl, la philosophie est une entreprise essentiellement descriptive. Pourtant, au prix d’une réinterprétation en profondeur, on peut montrer qu’un problème aussi classique que celui de l’Être donne lieu à explication, et cela dans la perspective analytique elle-même.
Dans un chapitre d’introduction, l’auteur commence par donner une vue d’ensemble sur les multiples définitions qu’on a proposées de l’idée même d’analyse depuis le début du siècle ; puis il précise à quelles conditions la méthode analytique, dans sa version dite “ linguistique ”, peut devenir véritablement explicative. Ensuite, il reprend de ce point de vue, et dans leurs très grandes lignes, les paradoxes auxquels se sont heurtés Russell, et Aristote avant lui, tant à propos du concept d’être (paradoxe de l’être du non-être) que du concept de vérité (paradoxe du Menteur). Cette analyse explicative des paradoxes trouve alors une confirmation dans certaines difficultés qu’a rencontrées la théorie sémantique des catégories à l’occasion des recherches de Ryle sur les concepts fondamentaux de la psychologie. Enfin, si l’on recourt à l’analyse que Strawson a faite plus récemment de la distinction entre les sujets et les prédicats, et si on la généralise au moyen de la théorie linguistique de la thématisation, on découvre, dans les propositions où figure l’être (c’est-à-dire dans les propositions existentielles au sens des logiciens), une asymétrie qui les rapproche beaucoup des propositions prédicatives ; ce qui conduit à une solution nouvelle, et assez inattendue, du problème auquel Kant semble avoir donné sa forme définitive en se demandant, comme n’ont plus cessé de le faire depuis lors l’ensemble des philosophes : l’existence est-elle un prédicat ?

‑‑‑‑‑ Table des matières ‑‑‑‑‑


Chapitre I : L’analyse. Un problème préliminaire – Les principes généraux de l’analyse – Les contraintes sémantiques ; la notion d’Être – Démontrer, définir, décrire, comparer, expliquer ; être et prédication

Chapitre II : Paradoxes. Platon et Meinong : l’être du non-être – La solution de Russell et le criticisme logiciste ; les solutions d’Aristote – Vers une explication ; généralisation à d’autres paradoxes – Être et vérité : deux concepts trop généraux ?

Chapitre III. Catégories. Erreurs de catégories – La difficulté – Être, prédication et négation – Premières conclusions

Chapitre IV : Asymétries. Des différences aux ressemblances – L’asymétrie des propositions atomiques ; thématisation et focalisation – L’asymétrie thématique et focale des propositions existentielles – Conclusions ; vers une théorie structurelle de la référence

Index

Pierre Bourdieu (Libération, 7 décembre 1982)

Contre la magie des mots
Denis Zaslawsky mène dans
Analyse de l’Être la critique des catégories de pensée de la philosophie. Une critique du langage dont Pierre Bourdieu souligne ici toute l’importance.
 
 La philosophie analytique a longtemps été ignorée en France : cette évidence est devenue aujourd’hui un des lieux communs chics. Les non-liseurs d’hier sont les plus fervents dénonciateurs des non-liseurs d’aujourd’hui : ardeurs de néophytes. Il est vrai que la domination de la philosophie allemande, qui avait imposé une certaine image de la philosophie, puis la vague néo-marxiste, n’avaient guère favorisé la lecture des philosophes anglo-saxons. Et surtout le sens de la hauteur théorique qui porte à identifier la philosophie à une forme d’obscurité péremptoire ne prédisposait guère à reconnaître une philosophie dans les analyses patientes des philosophes anglais. Mais les temps et la mode ont changé. Entre autres choses parce que la philosophie analytique est devenue une arme dans la lutte permanente entre les nouveaux entrants et les auteurs établis. Il est devenu in de dire que les philosophes français – et d’abord Foucault et Deleuze, traduits dans toutes les langues et commentés dans toutes les universités du monde – sont des gloires purement nationales, étrangères aux vraies valeurs qui circulent au pays du dollar. En ces temps de freudisme avancé, où il est impératif de tuer le père, en toute liberté, grands-pères déclassés et petits-fils pressés et empressés font ainsi chorus pour huer les pères nationaux. Il faudrait s’interroger sur tout cela, c’est à dire sur les profits et pertes liés à l’import-export culturel.
Mais je veux parler du livre de Denis Zaslawsky, Analyse de l’être. En quoi ce livre se distingue-t-il de ceux que la vague de la vogue a apportés et qu’une autre vogue emportera ? Je pense que Denis Zaslawsky, avec quelques autres, J. Bouveresse, M. Boudot, J.-C. Pariente (voir son très bel article sur le nom propre et le problème de l’individuation, Langages n°66, juin 1982), inaugure un temps où les philosophes ne produisent plus seulement des études sur la philosophie analytique mais des recherches de philosophie analytique. Dans un secteur de la production culturelle où les producteurs français semblent n’avoir pas d’autre choix que l’inculture nationale ou nationaliste (“ Produisons français ! ”) et l’importation clandestine de produits dégriffés (il suffit de voir la fureur que suscitent les philosophes dès qu’ils cessent de se faire les historiens des philosophies étrangères du passé ou du présent), on se réjouit de voir apparaître un auteur qui se donne pour ambition “ moins d’exposer les données historiques que de les prolonger en les développant, pour ainsi dire, par la pratique ”. Et qui se propose “ d’esquisser une solution, d’inspiration à la fois linguistique et philosophique, de l’un des problèmes classiques posés par le concept métaphysique d’Être ”. Ambition caractéristique d’une tradition philosophique qui se donne pour tâche non d’énoncer des thèses, des doctrines ou des théories, mais de mettre en œuvre une méthode dans une pratique capable de progresser par rapport aux acquis antérieurs dont elle se nourrit.
On pourrait montrer tout ce que cette intention “ progressive ” et pratique, sans cesse rappelée par Wittgenstein, a d’authentiquement progressiste. Et d’abord par l’effet “ thérapeutique ” que produit l’intention même de soumettre à l’analyse philosophique cela même qui permet au philosophe de penser.
En travaillant à penser la pensée et les limites de la pensée, la philosophie analytique pousse jusqu’au bout l’intention critique telle qu’elle s’exprimait chez Locke, Hume et surtout Kant : sur la base du postulat d’un parallélisme entre la langue et la pensée, elle attend d’une exploration systématique de l’univers des règles inconscientes qui s’imposent au langage, qu’elle dégage les structures affectives ou intellectuelles qui organisent la pensée (en quoi elle rejoint les préoccupations de différents courants des sciences de l’homme qui s’attachent à objectiver les structures impensées de la pensée).
Mais, peut-être, cet effet thérapeutique n’est-il jamais aussi visible que lorsqu’il s’applique, comme ici, au discours sur l’être ou sur la vérité. Point de départ : le vieux paradoxe de l’être du non-être. On sait depuis les Grecs qu’il faut se méfier du verbe être : copule dans un usage prédicatif – cet homme est humain –, il est aussi thèse d’existence dans l’usage ontologique ou absolu : cet homme est. “ Ce n’est pas la même chose, disait Aristote, d’être quelque chose et d’être tout court ”. Autrement dit, ce n’est pas parce que nous pouvons le penser, c’est-à-dire le parler, que le non-être est. Mais qu’en est-il lorsque nous posons l’existence, par un effet de langage, sans même avoir besoin de l’énoncer explicitement en tant que telle ? Dans ce contexte, la critique russellienne de l’argumentation en faveur de l’être du non-être prend toute sa force. Dans un énoncé comme “ le roi de France est chauve ”, l’énoncé prédicatif (le roi de France est chauve) cache et suppose un énoncé existentiel, qu’explicite le quantificateur existentiel “ il y a ”(il y a un individu et un seul qui est roi de France). Même double sens, lié à un double jeu du langage, que dans les deux usages du mot être, dans les deux emplois, si souvent confondus, de la négation, négation contradictoire et négation contraire. En s’autorisant du caractère “ profondément collectif ” de la philosophie analytique, Denis Zaslawsky mobilise la théorie des catégories de Ryle pour pousser jusqu’à sa limite extrême la critique de l’ontologie qui est inscrite dans les usages ordinaires ou savants du mot être (on pense à Heidegger et à la critique qu’en faisait Carnap).
Ce qui est en question (au sens fort), ce n’est pas seulement le statut ontologique des entités abstraites ou la propension à la généralisation abusive qui est inscrite dans la confiance excessive dans les mots. C’est l’usage philosophique ordinaire du mot être qui a la particularité de concentrer en quelque sorte les deux dangers inhérents au langage, dangers résultant de la généralité excessive (que l’être partage avec la vérité) et dangers résultant de la propension à penser que l’existence est un prédicat et que l’on peut passer d’un énoncé comme “ Je pense que le non-être est ” (ou même, plus subtilement “ je pense que le non-être n’est pas ”) à l’énoncé : “ le non-être est ”, puisque j’y pense ou, mieux, puisque je le dis. On aura reconnu la parenté de cette critique avec la critique kantienne des preuves classiques de l’existence de Dieu. La philosophie analytique généralise la critique de la Raison : il suffit de combiner la propension à traiter tout ce qui peut se dire comme existant et la possibilité qu’offre le langage de tout dire, pour trouver dans le langage même la possibilité, sinon le principe, des délires ontologiques et théologiques qui s’observent bien au-delà de la philosophie.
Et d’abord sur le terrain de la politique. C’est pourquoi, en m’autorisant de la conception que la philosophie analytique a de l’activité philosophique, je voudrais évoquer seulement la portée subversive, et pas seulement sur le plan théorique, que pourrait avoir une application au monde social de l’analyse thérapeutique du langage. Ce n’est sans doute pas par hasard que les exemples que Ryle invoque pour illustrer sa théorie des catégories sont de ceux qui ont préoccupé de tout temps le sociologue : l’enfant qui, après avoir vu passer les trois bataillons composant le régiment, demande à voir le régiment, ou le visiteur d’Oxford qui, après avoir visité tous les collèges, demande à voir l’Université, commettent une erreur de catégorie. Qu’est-ce que l’Université, ou le régiment ? Qu’est-ce que d’exister pour une de ces entités abstraites – auxquelles il faudrait ajouter, pour montrer qu’on n’est pas du tout dans l’abstrait, l’Église ou l’État ? Peut-on dire qu’une Église ou un État existe au même sens qu’une pierre, un animal ou une idée ? L’inclination à la réification des concepts et la propension à la généralisation abusive sont inscrites dans les mots avec lesquels nous parlons le monde social. D’autant plus fortement qu’il y a toutes sortes de gens qui ont un intérêt vital à faire le coup du roi de France chauve, à glisser un énoncé existentiel – la Nation existe, la France existe, etc. – sous un énoncé prédicatif – la Nation est unanime, l’Opinion est indignée.
On comprend toutes les vertus qu’enferme cette manière de philosopher : en se proposant de rendre un peu de raison au langage par l’explaining away des concepts abstraits, c’est-à-dire par un travail de critique qui vise à se débarrasser des concepts dans l’acte même par lequel on en rend raison, elle apporte une contribution importante, à condition d’être généralisée à tous les domaines de l’existence, à la critique de la pensée magique, théologique, fétichiste, qui hante encore tout le monde social. 

 

Du même auteur

Voir aussi

* Le sophisme comme anomalie dans Le Plaisir de parler, Études de sophistique comparée (Minuit, 1986)



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