Romans


Laurent Mauvignier

Continuer


2016
240 pages
ISBN : 9782707329837
19.00 €
59 exemplaires numérotés sur Vergé des papeteries de Vizille


Sibylle, à qui la jeunesse promettait un avenir brillant, a vu sa vie se défaire sous ses yeux. Comment en est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu laisser passer sa vie sans elle ? Si elle pense avoir tout raté jusqu’à aujourd’hui, elle est décidée à empêcher son fils, Samuel, de sombrer sans rien tenter.
Elle a ce projet fou de partir plusieurs mois avec lui à cheval dans les montagnes du Kirghizistan, afin de sauver ce fils qu’elle perd chaque jour davantage, et pour retrouver, peut-être, le fil de sa propre histoire.

ISBN
PDF : 9782707344823
ePub : 9782707344816

Prix : 13.99 €

En savoir plus

Laure Adler reçoit Laurent Mauvignier dans "L'heure bleue"sur France Inter.
Ecoutez l'émission 29 août 2016.

Marine Landrot, Télérama, 31 août 2016

Chevauchée de la dernière chance pour une femme et son ado paumé dans la splendeur sauvage des montagnes kirghizes. Epoustouflant.

Deux injonctions s'étalent sur la couverture de ce livre, comme deux lumières dans la nuit, deux repères pour poursuivre sa route. Continuer. Mauvignier. Un titre en forme d'infinitif. Un auteur en forme d'infinitif. A la page M d'un dictionnaire imaginaire, le verbe « mauvignier » aurait sans doute plusieurs définitions. Mauvignier, c'est forer, déceler, déferler, respirer. Et continuer. Voilà dix-sept ans que cet écrivain tient ses promesses, dix-sept ans qu'il avance et nous emmène à sa suite sans jamais décevoir. Son dernier livre, Autour du monde, traçait des lignes et tissait des liens, d'un bout à l'autre du globe, un jour de tsunami. A chaque fois qu'un chapitre se fermait pour passer d'une existence brisée à une vie en reconstruction, le lecteur poursuivait le séjour en secret, s'attardait en pensée dans des lieux trop vite quittés, et se prenait à rêver de prolonger les rencontres.
Avec ce nouveau roman, Laurent Mauvignier exauce ce souhait. Il nous propulse dans les montagnes kirghizes, et s'arrête, s'installe. L'immobilité pour mieux dire le mouvement des choses, la vitesse pour en saisir la paralysie. Tel a toujours été le secret de son écriture, qui dessine ici le parcours accidenté du voyage initiatique d'une Bordelaise avec son fils adolescent, au fin fond de l'Asie centrale. Sibylle a vendu sa maison en France pour payer cette cavale de secours à Samuel, garçon en perdition, déscolarisé, déphasé, désaxé, dont la peur de l'avenir s'est transmuée en peur du présent. Le livre révèle les origines de ce geste d'amour sacrificiel, en suit l'effet boomerang après la déflagration, en mesure la portée mystérieuse, aléatoire, aussi destructrice que salvatrice. Rarement Laurent Mauvignier avait osé une telle évidence des sentiments, une telle puissance du don à l'autre. Comme Xavier Dolan dans son film Mummy, il n'a pas peur de s'en remettre à la simplicité de l'émotion, inébranlable point de stabilité au milieu du chaos.
Hymne incomparable à l'amour d'une mère pour son fils, Continuer est aussi un grand livre d'aventures, sauvage et abrupt, d'une splendeur visuelle qui appelle à l'adaptation cinématographique, à moins que Bartabas ne tombe dessus, et ne s'en inspire pour un prochain spectacle. Au plus près de la nature (roche, limon, lac, glacier, forêt) Mauvignier signe un somptueux western où les chevaux sont rois. Doubles des héros, à la fois témoins, soutiens et médiums, ils soufflent et crapahutent, sondent et protègent, se cabrent et se soumettent, mus par des élans de fusion et d'indépendance. Ils habitent les plus belles pages du livre, avec un passage d'anthologie où l'action est décrite par son reflet dans l'oeil d'un cheval. Effet miroir vertigineux, où Mauvignier parvient à dire l'unité de l'homme, de l'animal et du cosmos, malgré la pluralité des phénomènes et des cataclysmes, dont toute son oeuvre littéraire recolle les morceaux.
Samuel doit son prénom à la passion de sa mère pour Beckett. Il connaît cette désintégration totale que provoque l'angoisse de solitude. Sa peur « de se diluer en l'autre, de devenir l'autre » le pousse au rejet de toute différence, au fantasme d'une France blanche, lisse et repliée sur elle-même. Son voyage va lui enseigner qu'il fait partie d'un tout, solide et fourmillant. Ainsi pourra disparaître sa crainte de l'avenir, que Laurent Mauvignier déjoue avec une utilisation passionnante du futur dans ses phrases. Il réserve ce temps au récit des disparitions, des morts, comme pour les retarder, les mettre en suspens, et préserver l'instant d'avant la chute.
Continuer ? On continuera. Attentivement, avidement, on suivra cet écrivain en mouvement.

Camille Thomine, Le Magazine littéraire, septembre 2016

Dénouer la relation mère-fils

Avec finesse et acuité, Laurent Mauvignier explore les liens - la tendresse impossible et les colères rentrées - entre Sybille et son fils Samuel, qu'elle a emmené dans les montagnes du Kirghizstan.

Que nous disent ces titres à l'infinitif qui, depuis quelque temps, foisonnent en couverture :Réparer les vivants, Pas pleurer, Marcher droit, tourner en rond ? Ne figurent-ils pas autant de recettes pour soi-même, de résolutions à tenir, à avancer ? Chez Laurent Mauvignier, le choix de ce mode rappelle un autre livre où se brisait voilà seize ans la voix d'une épouse délaissée. De fait, quelques échos lient Apprendre à finir et Continuer. Les portraits de femmes, d'abord, qui partagent un même mélange de détermination et de fragilité, d'idéalisme et d'abnégation. Puis le spectre d'une haine adulte glissant sous la peau des enfants lorsqu'on se déchire sous leurs yeux. Enfin, ce même espoir immense, superbe parce que fou, en un recommencement possible, ailleurs ou autrement.
Comme la convalescence de son mari donnait à la narratrice d'Apprendre à finir la force de lui pardonner et comme aussi le Tony de Seuls voulait d'autres villes pour « réapprendre à vivre », Sybille emmène son fils dans les montagnes du Kirghizstan, loin de la délinquance, du confinement de leur appartement et des sournoiseries de son ex-conjoint. Prendre la route pour se rependre soi, donc, et, dans un quotidien réduit à l'essentiel, « tout remodeler, dessiner une vie humaine dans un monde qui ne l'est pas ». De là, l'infinitif se déclinera en trois chapitres : « Décider », « Peindre un cheval mort », « Continuer », comme les trois actes d'un drame, de l'exposition à la catastrophe. Alors, dans la paix minérale kirghize, parmi les blocs de glace, l'herbe pelée et les lacs incandescents, une autre langue remplacera les dialogues mort-nés et les mots ineffaçables : langue des jeux muets, du corps, de sa fatigue, du fracas des sources et de la pluie des sabots.
Avec la finesse et l'acuité qui le caractérisent, Laurent Mauvignier explore une fois de plus les liens entre les êtres, détortillant patiemment chaque noeud comme on démêle une pelote de vieux colliers. De même qu'il déchiffrait ceux qui unissent les frères et soeurs(Loin d'eux, Des hommes), des voisines (Ceux d'à côté), de vieux amants (Le Lien) et jusqu'aux victimes d'un même désastre (le séisme d'Autour du monde), c'est ici à la relation mère-fils qu'il s'attache. À leurs colères rentrées, et leur tendresse impossible, que résume si bien cette caresse feinte, lorsque Sybille trouve Samuel endormi : pas même à fleur de peau, mais juste au-dessus, dans cet intervalle délicat où semble se tenir le livre tout entier.
Car, comme souvent, c'est à rendre la confusion des sentiments qu'il excelle le plus : cette façon qu'ont les hommes de courir quand ils défaillent, de rugir pour dompter leur peur et de boire à outrance tant pour cautériser la rage que lui donner bride. Garçon à l'oeil sévère, rasé comme un bagnard au-dessus de ses écouteurs indélogeables, Samuel implose avant tout de ses contradictions : de l'intransigeance de ses 16 ans mais aussi de ce magma d'étonnement et de rage que lui inspire cette génitrice fragile et imprévisible, baroudeuse bien-pensante et « pseudo-mère courage ». Quant à Sybille, son grand projet d'escapade se nourrit aussi d'un mélange d'amour et de rêves avortés où la culpabilité rejoint l'urgence de se sauver soi-même.
Et sans doute ces vacillements de l'âme sont-ils à l'origine des sortes d'irrésolutions du texte - un personnage dit ceci « ou peut-être » cela, il esquisse tel geste « ou plutôt » tel autre : formules alternatives ou semblants d'hésitations qui, depuis le premier roman de Laurent Mauvignier, révèlent une quête du mot juste et de la situation la plus immédiatement familière. À moins qu'il ne faille y lire un rappel de ce que chaque scène, chaque chose vue, dans cette oeuvre comme dans la vie, est toujours le fruit d'un regard, si subjectif et déformant soit-il ? Ici, c'est dans les yeux de Sybille que nous voyons Samuel, et inversement... quand on ne les perçoit pas tels que chacun se figure que l'autre le voit. Le regard des autres, chez Laurent Mauvignier, possède ce pouvoir de vie, de mort et de démultiplication, et c'est dans ce jeu de miroirs infini que se dessine une vérité. Dans le regard, enfin, que se décide le rythme du texte, où les pauses panoramiques alternent avec de soudaines accélérations stroboscopiques, calquant l'emballement visuel des cauchemars, de la panique, des galops fous. Et c'est peut-être à ces phrases haletantes, embrasées, hérissées de mille détails et reformulations, que se reconnaît le mieux le style stupéfiant de Ce que j'appelle oubli et Des hommes.


Jérôme Garcin, L’Obs, 1er septembre 2016

Mauvignier en cavale

Jusqu’alors, l’impressionnante et tempétueuse circumnavigation romanesque de Laurent Mauvignier, laquelle traverse le temps et passe par le stade du Heysel et la centrale de Fukushima, La France et l’Algérie, la Tanzanie et la Floride, Israël et la Russie, ignorait encore le Kirghizistan. Avec « Continuer », l’oubli est réparé. C’est en effet dans ce pays montagneux d’Asie centrale, une ex-république d’URSS, que l’écrivain d’« Autour du monde » envoie, pour un trek équestre, un couple de désarçonnés : Sibylle, qui a le sentiment de n’avoir pas su construire sa vie, et son fils Samuel, un adolescent qui a déjà envie de détruire la sienne. La mère a étouffé son rêve de devenir romancière et chirurgienne, en même temps qu’elle a perdu ses illusions de gauche et son idéal amoureux. Et voici que son fils, prénommé Samuel à cause de Beckett, ajoute encore à son désenchantement et à son désarroi : il a de l’acné et le crâne rasé, il se la joue skinhead, il a été mêlé à une tournante, et, enfermé derrière son casque audio, il ne communique plus. Même le père, dont Sibylle vient de divorcer et qu’elle appelle à la rescousse, est impuissant à empêcher la dérive et le naufrage de ce garçon qui aimait tant monter et qui s’obstine désormais à tomber. Pour le sauver, la mère décide alors d’emmener son fils parcourir, en selle, le « pays des chevaux célestes ». Des semaines d’une randonnée aux trois allures et à haut risque, entre crevasses et à-pics, lacs et vallées, avec ses campements de fortune, ses rencontres improbables avec des Kirghizes ou des Français, au cours de laquelle se reforme peu à peu, non sans mal, jusqu’à un épilogue qu’on ne révélera pas, le lien distendu, disparu, entre cette femme épuisée de vivre et son ado dégoûté de tout. Un lien dont la relation silencieuse et sensible avec le cheval est, sans doute, la plus juste des métaphores.
Après avoir montré, du monologue intérieur à la fresque polyphonique, de la petite à la grande histoire, l’étendue de ses dons, Laurent Mauvignier, prix du livre Inter pour « Apprendre à finir », s’essaie au roman d’aventures, et c’es palpitant de bout en bout. Même si l’on a vite compris que ce raid à cheval cache une expédition plus intime, celle que Sibylle Ossokine effectue dans son passé, beau coup plus infranchissable et dangereux que les montagnes du Kirghizistan. La prose, à la fois galopante et méditative, de Laurent Mauvignier même ces deux aventures, l’horizontale et la verticale, comme elle prolonge toutes les obsessions de ses romans précédents et leur thème récurrent : comment recoller les destins brisés, comment sortir de la guerre, comment faire la paix, comment « continuer » ?


Mohamed Aïssaoui, Le Figaro, 8 septembre 2016

A l’abri de nos rêves


Une mère et son fils entament un voyage au Kirghizistan. Une magnifique expédition intime


Il n’est jamais facile de parler d’un grand roman, alors autant aller droit au but : Continuer, le nouveau titre de Laurent Mauvignier, est un livre qu’il faut absolument lire, recommander et offrir. Avec presque rien, Mauvignier fait une œuvre. Cette histoire entre une mère paumée et son fils non moins paumé qui décident d’effectuer un voyage à cheval au Kirghizistan prend aux tripes et au cœur comme rarement un récit a le pouvoir de chambouler un lecteur.
Avec une économie de mots – comme ses personnages -, l’auteur écrit des pages de toute beauté, par moments, on a le souffle coupé. Ce n’est pas tant le voyage exotique et le récit d’aventures qui l’emportent. Ce qui l’emporte par-dessus tout est cette magnifique expédition intime, cette relations pleine de malentendus – et d’absence de paroles et de gestes tendres – entre Sybille, une mère divorcée, et Samuel, son fils, avec en arrière-plan le père toxique. C’est ce voyage-là qui est fascinant, c’est cette expédition humaine qui s’avérera la lus complexe et la plus riche.
Samuel ressemble à de nombreux adolescents : mal dans sa peau, les écouteurs constamment sur les oreilles, le crâne rasé, un peu skinhead, pas mal lâche et très timide. Il a bien une passion : les chevaux. Un jour, il commet un acte grave dont il n’est même pas conscient de la gravité. Ni son père ni sa mère, qui en a la garde, ne savent comment le sauver. C’est cette dernière qui décide de vendre sa maison de famille et d’entamer un long voyage à cheval au Kirghizistan. Le père ironise : « Ta mère, toujours des grandes idées qui se terminent mal. Ta mère, elle est bien gentille mais trop fragile, une gentille petite fille qui veut rouler des mécaniques et faire croire qu’elle peut soulever des montagnes. » Aux yeux de l’ex-mari, la femme n’a jamais eu le sens des réalités, et elle s’est « toujours plantée ».
« Espoir ceinturé »
Avec Sibylle, Laurent Mauvignier a brossé l’un des plus beaux portraits de femme. Une femme toujours près de tomber et qui reste toujours debout. Cela étonne l’ex-mari : « (…) parce qu’elle avait toujours eu en elle, à un moment ou un autre, une force qui le surprenait, que lui n’avait pas, qui venait il ignorait d’où, et qui se manifestait n’importe quand, n’importe comment, alors même qu’elle était au fond du désespoir. » Sibylle a failli réussir de « grandes choses » dans sa jeunesse, mais il ne lui reste le plus souvent qu’ « une bouffée de honte », et un « espoir ceinturé ». Elle voudrait, dit-elle, « apprendre à s’amputer de nos rêves de grandeur, vivre au calme, à l’abri de nos rêves ».
Continuer est le livre de la confiance en soi égarée et du courage qui ne se voit pas toujours. C’est aussi un roman d’amour entre une mère et un fils.

 

Christophe Kantcheff, Politis, 8 septembre 2016

Une chevauchée fantastique


Dans Continuer, Laurent Mauvignier entraîne une mère et son fils en rupture dans le lointain Kirghizistan. Un roman entre intimiste et aventure qui s’affirme comme une œuvre politique.

Au lendemain des attentats du 13 novembre, Laurent Mauvignier a publié dans Le Monde un texte où il réaffirmait la nécessité de la littérature. En ce temps d’horreur, l’auteur de Des hommes posait une esthétique, indissociable d’une éthique qui, chez lui, ne cherche pas à se dissimuler : « Les livres qui font naître la complexité du monde, son épaisseur, à partir de la singularité des êtres, des expériences humaines, peuvent nous donner à penser la violence, les attentats, la solitude, mais aussi la solidarité, le partage, le besoin de vivre », écrivait-il. Son nouveau roman peut se lire à l’aune de ce texte. D’ailleurs, Continuer s’ouvre sur une note serine. Son incipit est annonciateur d’un roman où la tragédie n’est pas implacable.
Les deux personnages principaux, Samuel et Sybille, sont pourtant des personnages intranquilles. Ils sont partis pour plusieurs mois accomplir un périple au Kirghizistan, une ancienne république soviétique. Non comme des touristes. Sybille a décidé d’emmener très loin son fils, un adolescent en rupture, au bord de la délinquance, parce qu’elle fait le pari que cette immersion dans l’inconnu lui permettra de reprendre pied. Mais Sybille est aussi agitée par des fantômes. Ceux-ci reviennent à travers le récit d’un rêve récurrent et au gré de flash-back qui éclairent son passé : vingt ans plus tôt, elle se destinait à une brillante carrière en chirurgie tout en ayant écrit un roman que des éditeurs souhaitaient publier. Mais un drame l’a stoppée net – la mort du jeune homme qui fut son grand amour – et aspirée vers un sentiment de honte délétère : celui de n’avoir pas réalisé les promesses qu’elle portait.
Continuer est donc régi par des enjeux psychologiques et existentiels, dont la relation conflictuelle entre la mère et le fils est le témoin. Mais, même s’ils ne sont pas totalement perdus, Sybille parlant la langue de ses parents, le russe, avec les Kirghizes, ils sont là lors contexte habituel, déterritorialisés. Si bien qu’une autre trame narrative vient s’entremêler, celle de l’apprentissage dune culture ignorée et d’une région aux paysages splendides mais ardus, que Sybille et Samuel, comme tous les voyageurs, traversent à cheval.
Continuer prend donc aussi des allures de roman d’aventure. Les deux montures, des bêtes magnifiques, y occupent une place emblématique. Parce que la peur panique des chevaux en terrain hostile, qu’ils doivent surmonter pour passer les à-pics et les cours d’eau traîtres, résonne avec les angoisses de Samuel. Parce qu’aussi les soins et l’attention qu’il requièrent seront le premier vecteur de raccordement au monde pour le garçon.
Dans ce registre épique, l’écriture de Laurent Mauvignier se déploie avec une maestria non ostentatoire. Certains passages saisissent par leur beauté née de la tension de la langue, comme ces quelques pages consacrées à l’agonie d’un cheval qui déclenchent une émotion violente chez le lecteur. Cet épisode, bref et non central dans l’intrigue, se retrouve dans le titre du long second chapitre : « Peindre un cheval mort ». Histoire, pour Laurent Mauvignier, de soustraire son roman à un réalisme absolu, lui aui a doté Sybille d’une admiration littéraire envers Becket, d’où le prénom Samuel donné à son fils.
Mais revenons aux deux dimensions du roman, intimiste et aventurière. Celles-ci agissent l’une sur l’autre comme deux pierres que l’on frotterait pour produire une étincelle. Car c’est cela que raconte Continuer : un parcours qui trouve sa lumière. Plus exactement : une réappropriation de soi autant qu’un réapprentissage de la relation mère-fils. Laurent Mauvignier s’y livre non par un récit édifiant, mais en confrontant les complexités de ses personnages, leurs contradictions et leurs combats intérieurs à la forte présence d’un grand Autre.
Or, cet Autre, pour Samuel, ce sont « les musulmans », envers lesquels il conçoit une haine due à sa propre peur, d’autant plus paradoxale que les Kirghizes sont d’une hospitalité inconditionnelle. Tandis que sa mère, qui pourrait partager ce rejet – son amour de jeunesse a été tué dans l’attentat de la station Saint-Michel, mené par le Groupe islamique armé -, a dépassé ses premières (ré)pulsions pour retrouver des idées généreuses et une ouverture à l’autre.
Dans son texte post-attentats, Laurent Mauvignier expliquait : « l’écrivain doit prendre le temps de la mise en perspective, et, dans le cas des romanciers, prendre le temps d’interroger la violence par le prisme de sa pratique, qui n’est ni celle de la philosophie, ni celle de la sociologie, de la psychologie, etc. Mais qui pourtant les enveloppe et les concentre dans ces expériences simulées qu’on appelle fictions. » Il prend non seulement littérairement en charge des évènements tragiques en prises avec notre actualité, aux relents nauséabonds – l’islamophobie. Mais il fouille ce qui, au cœur des hommes, constitue leur capacité à résister : leur grandeur, leur liberté. C’est pourquoi Samuel et Sybille ne sont pas condamnés à « vivre à la hauteur de [leur] médiocrité ». Continuer refuse l’assignation à un comportement et toute idée réduisant un être à une identité », quelle qu’elle soit. C’est pourquoi, aujourd’hui, ce livre est profondément politique. Il s’offre à nous qui en avons plus que jamais besoin. Comme le dit le narrateur à propos de Sybille jeune, au début des années 1990, quand elle avait echevé son manuscrit : « Elle ne fait pas vraiment de politique, c’est normal, elle a dans son tiroir la seule arme réellement efficace contre la lepénisation des esprits – son roman. »

 

Bernard Pivot, JDD, 11 septembre 2016

Le salut par le Kirghizistan

Cela s'appelle l'amour maternel. Il peut être fort, très fort, impérieux, absolu, et  même un peu foutraque comme l'amour de Sibylle pour son fils, Samuel. Il a 16 ans. Pour le couper de ses mauvaises fréquentations, de ses mauvaises manières, de ses mauvaises idées, pour le sauver de son acharnement à se détruire, elle l'emmène dans les montagnes du Kirghizistan pour plusieurs mois de voyage à cheval. Pari deux fois risqué : résultats éducatifs non garantis ; danger d'une randonnée sans protection.
D'ailleurs, Laurent Mauvignier commence le récit de la randonnée de la mère et du fils par une périlleuse rencontre. Ils sont sauvés de justesse du vol de leurs chevaux et peut-être de la perte de beaucoup plus. Continuer est un vrai roman d'aventures avec pièges du terrain, fureurs du ciel, chaude hospitalité nourricière des autochtones, coutumes locales, angoisse de la solitude et du lendemain, à quoi il faut ajouter la sourde hostilité de Samuel à ce voyage et à sa mère. Si ça tourne mal, il enverra un message à son père pour qu'il vienne le chercher.
L'originalité et la réussite du livre tiennent à ce que, pendant que Sibylle et Samuel avancent à cheval dans le Kirghizistan, le lecteur avance, lui, à pied pourrait-on dire, mais d'un pas vif, dans la connaissance de la famille et, surtout, dans le passé de Sibylle, personnage dominant, femme de conviction et de conquête, promise aux succès de l'esprit et du cœur, sur qui le sort s'est acharné. Elle a raté sa vie. Elle fait tout pour que son fils ne rate pas la sienne. Mère déveine, mère maladresse, mère courage. Le portrait est magnifique.
Un romancier banal ou médiocre aurait exposé toutes les raisons biographiques et psychologiques qui justifient le voyage avant d'en entreprendre le récit. Alors que Laurent Mauvignier mêle subtilement roman familial et roman d'aventures, Bordeaux-Lacanau et le Kirghizistan, les déboires, les faillites, les épreuves et cette tentative désespérée de les surmonter. Ce n'est qu'à la fin du livre que Samuel et le lecteur apprennent toute la vérité. Dans les familles le non-dit est une calamité, dans le roman, un art.
Sibylle a mené à bien des études de médecine pour devenir chirurgienne. Elle adore lire. C'est par admiration pour Beckett qu'elle a prénommé son fils Samuel. Elle s'est même risquée dans l'écriture d'un roman. Elle ne croit pas qu'il soit assez bon pour être publié. Mais si, les éditeurs sont emballés. Il ne paraîtra pas. Elle ne sera pas non plus chirurgienne. L'homme qu'elle aime et avec qui elle écoute des chansons de David Bowie décède tragiquement. L'injustice et la cruauté de cette mort – à mon tour le non-dit – l'ont accablée au point de ne plus être elle-même, de laisser filer sa vie. Elle s'est couchée devant le mauvais sort, elle a perdu, elle s'est perdue, elle a tout perdu.
Devenue infirmière, elle épousera un homme qu'elle n'aime guère, Benoît, qui la trompe et qu'elle chassera de leur domicile. De leur guerre, Samuel est "la victime collatérale".
"Comment depuis des mois il s'est détruit, comment ils l'ont détruit à force d'indifférence, ou d'aveuglement." Jusqu'à ce matin où la police l'a appelée pour qu'elle récupère son fils compromis avec d'autres voyous dans une soirée d'alcool, de drogue et de violence. Qu'il soit devenu raciste lui est intolérable. Quoi qu'il lui en coûte, elle est fidèle à ses idées humanistes. Elle ne pliera pas une seconde fois. Elle sera la plus forte. L'amour de Samuel, son sauvetage, et peut-être la reconquête de sa propre estime passent par le Kirghizistan.
Sibylle est une bonne cavalière, elle parle le russe, mais elle a toujours tout raté. Elle s'est même perdue et blessée au cours d'une randonnée solitaire en Corse. Le père de Samuel s'oppose à cette folie. Le fils aussi, qui pense que sa mère délire, qu'elle fait de l'épate. Il la déteste encore plus. Mais c'est à elle que le juge du divorce l'a confié. Ils partiront.
Les chemins des montagnes du Kirghizistan sont beaux mais difficiles, piégeux. Ils réservent bien des surprises, dramatiques ou heureuses. Continuer, il faut continuer, toujours continuer. Le lecteur aussi, mais avec moins de risques. 

 




Toutes les parutions de l'année en cours
 

Les parutions classées par année