Jean Piel



Jean(-Baptiste) Piel (Saint-Martin-de-Fresnay, Calvados, 1902 - Paris, 1996). Écrivain, éditeur, philosophe et critique français. Ami de Raymond Queneau et de Georges Limbour au lycée du Havre, Jean Piel fut également très lié à Roger Vitrac, Michel Leiris, Georges Bataille et Jacques Prévert, entre autres. Après une licence de philosophie, il collabora, de 1928 à 1939, à des journaux économiques. Après la guerre, pendant laquelle il dut subir un an de captivité, il était nommé par Raymond Aubrac secrétaire général adjoint pour les affaires économiques de la région de Marseille, puis, par Pierre Mendès-France, secrétaire général pour les affaires économiques de la région Poitou-Charentes, avant de devenir inspecteur général de l'économie nationale. Il était marié avec Simone Maklès (sœur de Rose, épouse d'André Masson, et sœur de Sylvia, épouse de Georges Bataille puis de Jacques Lacan). Présent dès les premiers numéros de la revue Critique en 1946, il en devint le directeur après la mort de Bataille en 1962. Il y publia, entre autre : Roland Barthes, Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Deguy, Michel Foucault, Michel Leiris, Emmanuel Lévinas, Jean-François Lyotard, Alain Robbe-Grillet, Michel Serres, et des dizaines d'autres. En 1982, il publia son autobiographie La Rencontre et la Différence, aux Éditions Fayard.

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Antoine Compagnon (Critique, janvier-février 1996).

Jean Piel n'est plus. C'était un homme qui vivait si fort qu'il est difficile pour tous ceux qui l'ont connu d'admettre qu'il les a vraiment quittés. Sa volonté, son énergie, sa curiosité, renouvelées année après année, mois après mois, avec chaque numéro de Critique, semblaient inépuisables. Les derniers mois, quand on lui rendait visite, c'était encore pour parler de cette revue qu'il dirigeait depuis plus de trente ans et à laquelle il se dévouait depuis un demi--siècle. Rares ont été d'aussi puissantes, aussi longues, aussi riches associations entre un individu et une revue.
Faut-il le rappeler ? Critique a été fondée en 1946 par Georges Bataille, ami de longue date de Jean Piel. Celui-ci, après une enfance normande, des études de philosophie et d'économie politique à Paris, du journalisme économique et financier dans les années trente, la guerre, un camp de prisonniers, avait entamé à la Libération une carrière de haut fonctionnaire à l'économie nationale et à l'aménagement du territoire. Tous ces épisodes sont évoqués avec retenue dans un livre de souvenirs, La Rencontre et la Différence (Fayard, 1982). Piel, alors en poste à Poitiers, collabora à Critique dès le numéro 2 par des comptes rendus réguliers d'ouvrages économiques. Quand la revue, après être passée des Éditions du Chêne à Calmann-Lévy et s'être interrompue quelques mois, reprit pour de bon aux Éditions de Minuit en octobre 1950, Piel, désormais basé à Paris, devint rédacteur en chef adjoint auprès de Bataille avec Éric Weil. Critique n'aurait pas survécu au-delà de l'immédiat après-guerre sans la vigilance de Piel, alors que Bataille dirigeait des bibliothèques de province, puis que la maladie le mina. Durant toute cette époque Piel se partagea entre deux métiers, qui le passionnaient autant l'un que l'autre. Comme inspecteur de l'économie nationale, il contribua à l'aménagement du Bas-Rhône-Languedoc, notamment aux grands travaux du port de Fos-sur-Mer, tandis qu'auprès de Bataille, non seulement il confectionnait Critique mais inaugura la collection  L'usage des richesses  aux Éditions de Minuit, avec La Fortune américaine et son destin (1948). La Part maudite fut le deuxième et dernier titre de la collection.
Devenu directeur de Critique à la mort de Bataille en 1962, Piel lança la collection  Critique, qui détient l'un des plus beaux catalogues de l'édition française. Il évoquait avec jubilation sa double vie des années 1960, se consacrant au transfert des Halles à Rungis dans le même temps qu'il publiait le livre capital de Jacques Derrida, De la grammatologie. Par une intuition magistrale, il sut alors s'entourer de tous ceux qui allaient devenir les maîtres de ma génération : Roland Barthes, Maurice Blanchot, Michel Deguy, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Michel Serres, pour en citer quelques-uns. Chaque numéro de Critique était une fête pour l'intelligence : revoir leurs sommaires fait tourner la tête. La publication de L'Anti-Œdipe de Deleuze et Félix Guattari – dont Piel avait trouvé le titre – fut un autre de ses triomphes d'éditeur. Puis il y eut de nouveaux collaborateurs, de Jacques Bouveresse à Hubert Damisch, de Clément Rosset à Vincent Descombes, de Luce Irigaray à François Roustang, tous appelés par le prestige et la rigueur de Critique, et l'amitié de son directeur. Nombreux sont les jeunes gens qui y ont fait leur apprentissage : comme beaucoup, j'envoyai un manuscrit ; Piel m'appela ; ce fut le premier de nombreux déjeuners réjouissants autour de quelques huîtres. Certains anciens montèrent au  ciel, comme Piel appelait son comité d'honneur, et le conseil de rédaction se modifia. Quand j'y entrai, il se réunissait deux fois l'an : c'était le temps de ces numéros spéciaux auxquels Piel eut le loisir de s'atteler lorsqu'il fut libéré de son autre métier.  Vienne début d'un siècle,  La psychanalyse vue du dehors,  Le comble du vide  – un bilan de la philosophie des années soixante-dix qui fit du bruit –, et d'autres encore eurent un important retentissement. Il est impossible d'énumérer tous les collaborateurs qui firent le sommaire de ces années-là, proches encore de Critique aujourd'hui, ou plus éloignés, épuisés, génération après génération, par le régime que le directeur de Critique leur imposait, mais je dois citer Louis Marin, parce qu'il est disparu trop tôt et que Piel lui vouait une vraie affection. Numéro après numéro, Piel retrouvait à s'enthousiasmer, aussi à se disputer. J'imagine que nous nous sommes tous brouillés plusieurs fois avec lui – la dernière fois que je l'ai vu, nous nous sommes encore disputés –, mais jamais longtemps ni pour de bon : sa générosité l'emportait. Elle caractérisait toutes ses qualités d'éditeur : sa maîtrise d'un réseau ancien de relations, son immense capacité de lecteur, sa vitesse d'homme d'action mettant les intellectuels au travail.
Un jour de l'été dernier, nous parlions de la séparation de l'Église et de l'État. Ses premiers souvenirs y remontaient. Il me raconta celui-ci : il avait quatre ou cinq ans, il était juché sur les épaules de son grand-père, notaire anticlérical, qui était en discussion animée avec le curé du village. Sa famille était divisée. Il fut envoyé au lycée, mais ses soeurs allèrent à l'école libre. Cette Normandie d'avant 1914 l'avait beaucoup marqué - il relisait Balzac l'été dernier – mais plus encore ses amitiés du lycée du Havre pendant la Première Guerre. Les amis de Piel représentaient un groupe admirable. Bataille en premier, pour qui il avait une vénération et à qui il restera toujours fidèle, mais aussi Jean Dubuffet, Georges Limbour, Raymond Queneau – les Havrais –, puis Jacques Prévert, Michel Leiris, André Masson. La mer et la peinture ont été quelques-unes de ses passions. L'été, il prenait la route du Havre ou de La Rochelle. Il s'y baignait. La natation l'a longtemps soulagé. Car Piel souffrait, vitupérant les médecins, depuis une fracture mal soignée après un accident de la route, il y a près de cinquante ans. Il mentionne lui-même sa canne dans son livre : rien plus que la volonté de surmonter quotidiennement cet accident qui l'avait laissé  estropié à vie  n'explique la fermeté avec laquelle il mena Critique pendant près d'un demi-siècle, le plus souvent presque seul, et sa résolution d'en faire une des toutes premières revues françaises.
Simone Piel s'est éteinte quelques jours après lui. L'avant-veille, essayant de se rappeler qui il fallait prévenir de la disparition de son mari, elle confondait un peu les vivants et les morts, puis se reprenait :  Non, ils sont morts, ils sont tous morts : nous étions les derniers.  Elle songeait à ses sœurs, Sylvia, la femme de Bataille, puis de Lacan, Rose, la femme d'André Masson, aux amis les plus solides, les plus anciens de Piel. Oui, ils étaient presque les derniers. Leur vie a couvert le siècle. Critique, qui atteint son cinquantenaire au moment où Jean Piel disparaît, lui doit tout, et nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu'il est mort prématurément

Bibliographie (extrait) :
* La Fortune américaine et son destin (Minuit, 1948).
* La Rencontre et la différence (Fayard, 1982).

Autour de la revue Critique
* Critique, août-septembre 1996 :  Cinquante ans (1946-1996) . Anthologie. Numéro spécial de la revue Critique (Minuit, 1996).
* Sylvie Patron, Critique (1946-1996). Une encyclopédie de l'esprit moderne (IMEC, 2000).



 


Voir aussi

*  Bataille et le monde : de La Notion de dépense à La Part maudite, dans Critique n° 195-196, 1963,  Hommage à Georges Bataille  (Minuit, fac-similé, 1991).
* Georges Bataille, La Part maudite. Introduction de Jean Piel (Minuit, 1967).