Erving Goffman



Erving Goffman (Mannville, Alberta, Canada, 1922 - Philadelphie, 1982). Il a fait des études de sociologie à Toronto puis à Chicago et a collaboré dans le cadre du département d'anthropologie sociale d'Edimbourg à un programme de recherches de deux années sur les îles Shetland. De retour aux États-Unis, il a participé à des recherches sur la stratification sociale avec E. A. Shils (1952) et sur les pratiques sociales avec E. C. Banfield (1952). De 1954 à 1957, il a étudié les hôpitaux psychiatriques au National Institute of Mental Health. Assistant Professor (1958) puis Associate Professor (1959-1961), il a été à partir de 1962, professeur de sociologie à l'université de Berkeley. En 1968, il est nommé au département d"anthropologie sociale de l’université de Pensylvanie.

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Pierre Bourdieu (Libération, 2 décembre 1982)

Erving Goffman est mort.
Né en 1922, le sociologue canadien de langue anglaise, auteur d'
Asiles vient de mourir à Philadelphie.
 
« Erving Goffman a apporté à la science sociale une contribution très importante et très originale qui en fait un des plus grands sociologues de tous les temps. Issu de l'École de Chicago, il a mené à son accomplissement tout ce qui définit en propre cette tradition : ayant su porter sur la réalité la plus ordinaire un " œil sociologique ”, comme disait son maître Everett Hughes, c'est-à-dire un regard à la fois rapproché et attentif aux traits pertinents, il a contribué à arracher la sociologie américaine à l'alternative de l'empirie sans concepts et de la théorie sans objet. La sociologie ne sera jamais plus, après Goffman, ce qu'elle était avant : autant par ce qu'il a rendu possible que par ce qu'il a rendu impossible, ou insupportable.
Cette œuvre étrange, qui ne se laisse caractériser ni par des populations bien déterminées ni par des techniques, des méthodes ou des concepts bien spécifiés, est en fait la trace visible d'un regard attaché à saisir, à la façon de la photographie selon Benjamin, les aspects les plus fuyants et les plus fugitifs, et bien souvent les plus décisifs, de l'existence sociale, telles ces stratégies furtives qui s'échangent dans les occasions les plus banales, et par là les plus inaperçues, de l'existence ordinaire. Presentation of Self in Everyday Life (1959), Encounters (1961), Behavior in Public Places (1963), Stigma (1964), etc. Chacun des livres de cet explorateur du quotidien accroît l'univers sociologiquement connu de nouveaux objets : les situations les plus insignifiantes du monde ordinaire - les banalités prudentes qu'échangent dans un train deux personnes qui ne se connaissent pas – se révèlent sous un nouveau jour. Le monde social redevient ce qu'il est aussi, un théâtre. Et l'on peut alors travailler à dégager les formes invariantes qui confèrent sens et constance aux interactions quotidiennes : par exemple les effets de bluff ou toutes les stratégies autorisées par l'opposition entre l'avant-scène et l'arrière-boutique.
Mais peut-être faut-il isoler l'ouvrage que Erving Goffman a consacré aux “ institutions totalitaires ”, Asylums (1961), sans doute son livre le plus important et tout à fait à part dans son œuvre. Goffman entreprend de montrer, par l'étude comparative des casernes, couvents, asiles, prisons, voire camps de concentration, que des institutions apparemment très différentes dans leurs fonctions déclarées, présentent des analogies frappantes dans leur fonctionnement : ces mondes fermés où l'on n'entre qu'après un dépouillement préalable de tout ce qui faisait l'identité sociale, soumettent le nouvel entrant à un processus de restructuration qui, dans le cas de l'asile psychiatrique, a nom “ asilisation ”. Dans ce processus de production d'un “ homme nouveau ” ajusté aux exigences de l'institution, le langage de l'institution, celui de la psychiatrie par exemple, a un poids déterminant. Et l'on comprend que le modèle goffmanien ait tenté tous ceux qui ont essayé de comprendre les phénomènes d'endoctrinement et de conversion religieuse ou politique.
L'œuvre d'Erving Goffman, est à peu près complètement traduite en français. Il y manquera tout ce que ce petit homme chaleureux, modeste et attentif voulait encore y ajouter et qu'il faisait entrevoir dans les conversations que j'ai eues avec lui, et avec sa femme, Gillian Sankoff, sociolinguiste renommée, pendant ses différents séjours à la Maison des sciences de l'Homme. En particulier, le code de déontologie professionnelle qu'il projetait d'écrire avec quelques sociologues de ses amis contre les usages abusifs de la science sociale. »

Bibliographie (extrait) :
* Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux (Minuit, 1968).
* La Mise en scène de la vie quotidienne I. La Présentation de soi ; II. Les Relations en public (Minuit, 2 vol., 1973).
* Les Rites d’interaction (Minuit, 1974).
* Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (Minuit, 1975).
* Façons de parler (Minuit, 1987).
* Les Moments et leurs hommes (Le Seuil, 1988).
* Les Cadres de l’expérience (Minuit, 1991).
* L’Arrangement des sexes (La Dispute, 2002).
* Comment se conduire dans les lieux publics (Economica, 2013).